Nietzsche, Ecce Homo

Ce texte de François Fédier est diffusé à l’occasion du cent soixantième anniversaire de la naissance de Nietzsche (15 octobre 1844)

Nietzsche, Ecce homo

(Cours de François Fédier, professé pendant l’année 1977-1978)

 

Le cours tout entier pourrait s’intituler :  

Comment remonter la pente 

[Ce travail doit se comprendre comme une simple introduction à la lecture du livre de Frédéric Nietzsche. Mais il suppose du même coup déjà acquise une certaine familiarité avec le texte. Ce dernier ne peut malheureusement pas être inclus intégralement dans le commentaire, pour la simple raison qu’il en rendrait beaucoup trop hachée la lecture. Comme il existe de nombreuses éditions de poche de Ecce Homo, aussi bien en traduction que dans le texte original, il suffira d’en avoir un exemplaire près de la main pour reprendre contact avec le texte chaque fois que cela sera senti comme nécessaire.]

 

 

 

  

* 

 

 

 

Qu’est-ce qu’un aphorisme ? Le mot vient du grec ’αφορισμός. Απ̀ο, comme préfixe aussi bien que comme préposition, indique le sens de « à partir de…, en se détachant ».  ‘Ορισμός quant à lui fait partie de ces mots qui parlent à partir du verbe ‘οριζω, qui a donné notre « horizon ». Repensé en grec, l’horizon est la tendre limite qui, lorsque nous regardons, nous entoure de telle sorte que nous soyons au milieu d’elle. L’horizon grec en général n’est autre que cette « définition » philosophique, laquelle n’est pas du tout une définition, mais une mise en place de la chose que l’on définit, là exactement où elle peut rayonner en son plus pur éclat. Exemple : la nuit est l’horizon des étoiles.

 

Au n° 8 de l’Introduction à la Généalogie de la morale, Nietzsche parle de la forme aphoristique :

« Un aphorisme, frappé et fondu selon les règles de l’art, n’est pas encore “déchiffré” du seul fait qu’il est lu [ au sens où lire serait simplement prendre connaissance d’une information]; bien plus, c’est alors seulement qu’il s’agit de commencer son interprétation (Auslegung), pour laquelle il est besoin d’un art de l’interprétation. »

 

Au sujet de cet art, Nietzsche dit lui-même que l’aphorisme placé en tête de la troisième dissertation du même livre donne quelque aperçu. Il se cite alors lui-même. C’est un extrait du Zarathoustra :

« Insouciant, moqueur, violent – ainsi nous veut la sagesse. Elle est femme et n’aimera jamais qu’un guerrier. »

 

Commentaire du premier aphorisme grâce à l’interprétation du second :

 

On part d’habitude de l’idée suivant laquelle Nietzsche est misogyne (opinion à l’appui de laquelle on peut effectivement apporter de nombreux textes ; par exemple, cité inexactement  du Zarathoustra : « La femme est incapable d’amitié, c’est un oiseau, une chatte ou tout au mieux une vache ». Ailleurs : « Si tu vas chez la femme, n’oublie pas ton fouet. »).

 

Voyons-y de plus près. Nous lisons : La femme n’aimera jamais qu’un guerrier.

Pour comprendre, il faut savoir : 1°) ce que c’est qu’aimer ; 2°) ce que c’est qu’un guerrier.

 

Qu’est-ce qu’un guerrier ? C’est un homme qui risque son existence. Le guerrier ainsi compris n’est pas seulement le militaire – sans doute le militaire est-il l’un des plus humbles degrés du guerrier.

Partout où un être humain risque son existence, il y a au sens le plus fort du terme une guerre. D’où la question : qu’est-ce que risquer son existence ? Réponse : c’est être dans une situation où il est possible que l’on ne soit pas à la hauteur de ce que l’on devrait être. Exemple : tout art authentique se pratique au sein  d’une telle guerre. Est peintre celui qui sait que la touche qu’il va poser est aussi une question de vie ou de mort.

Comprise dans tout son sérieux, cette guerre est rarissime. Elle est du même coup insupportable (au sens où jamais nous ne pouvons apaiser cette guerre en la transformant en situation définitivement supportable).

 

Que veut dire à présent « aimer un guerrier » ?

L’amour de la femme pour le guerrier n’est autre que l’unique souci de lui laisser reprendre haleine. Tel est le sens de ce que tout le monde connaît sous le nom de « repos du guerrier ».

Cet amour est l’une des manières, pour un être humain, de réaliser ce qu’il y a de plus haut dans une existence : la sauvegarde de l’être. Aimer signifie alors : laisser être le guerrier, l’aider dans sa guerre (non pas en lui fournissant des armes, mais en lui accordant le repos). Sans ce repos, la guerre lui deviendrait impossible. Ce qui serait pour lui une autre manière d’être menacé dans son existence. Paradoxalement, aucun homme n’est autant dépendant d’une femme qu’un guerrier.

 

 

 

 

 

La Préface de Ecce homo

 

Le n° 2 de cette préface met en place le cadre au sein duquel Nietzsche déploie sa pensée. Nous savons depuis le début du n°1 que l’humanité est soumise à son plus grave défi. La fin du n° 2 apporte quelques lumières sur l’enjeu de ce défi. En effet, « à force de se pénétrer de ce mensonge » (le mensonge de l’“idéal”), l’humanité « a été falsifiée jusque dans ses instincts les plus bas ».

Nietzsche est l’inverseur des valeurs. En conséquence, le plus haut est mis le plus bas, et le plus bas est élevé au plus haut.

Ici, Nietzsche parle le langage que tout le monde peut entendre : les instincts les plus bas sont ceux qui sont tenus pour les plus bas. Exemple : la sauvagerie, la brutalité, tout ce qui ne laisse jamais rien en paix. Dans le langage courant, les instincts les plus bas sont l’instinct sexuel ainsi que tous les appétits. Rabaissés, ils deviennent morbides. C’est ainsi que l’humanité entre dans le risque de ne plus avoir d’avenir.

Le n° 2, souvenons-nous-en bien, est celui où Nietzsche apparaît comme iconoclaste (briseur d’idoles). Nous avons bien souligné que pour renverser les idoles, il faut savoir ce qui n’est pas une idole. Or, dans ce n° 2, Nietzsche le dit, juste après avoir parlé du renversement des idoles. Le mot qu’il emploie, c’est en allemand « die Realität » – le manière la plus forte pour lui, allemand, de dire de façon frappante que son but, c’est la réalité-même, et que cette réalité ne peut pas être atteinte immédiatement, bref : que tout un rideau d’idoles nous en sépare.

 

« Dans la mesure où l’on forgeait de toutes pièces un mensonge, celui du monde idéal, c’est autant de sa valeur, de son sens, de sa teneur en vérité que l’on ôtait à la Réalité. »

 

Ce que voit Nietzsche, c'est que la réalité est dépouillée. L’ordre des mots est très important : elle est dépouillée de sa valeur (pour Nietzsche, valeur est synonyme d’être – dépouillée de sa valeur, la réalité n’est donc plus rien = nihil. Telle est la généalogie du nihilisme européen. Le nihilisme, chez Nietzsche, signifie exactement : il n’y a plus en Europe aucune valeur réelle qui vaille).

Ensuite vient le sens. Et enfin la vérité. La réalité ainsi dépouillée devient une sorte de fantôme.

Le travail que se propose Nietzsche, c’est de remonter la pente[1], c’est-à-dire de redonner à la réalité tout ce qui lui a été dérobé. Ce travail, il va naturellement le nommer « philosophie » au n° 3, si bien que le passage du n° 2 au n° 3 s’effectue suivant un complexe équilibre entre d’une part la réalité et le plus bas, et d’autre part la philosophie et la hauteur.

 

N° 3 :

On pourrait lui donner le titre : Apparition de la philosophie en son lieu.

Ce lieu, ce sont les cimes. Pourquoi ? Première réponse : c’est une question de point de vue. De la cime, on embrasse tout le paysage, et l’on ne se perd plus dans les détails. Par conséquent la vision va à l’essentiel. (Cette première réponse est littéralement platonicienne. Platon déclare en effet que le propre de la dialectique, c’est-à-dire de la philosophie, c’est d’être synoptique = capable de prendre en vue ensemble). Deuxième réponse : monter vers les cimes est une entreprise qui isole de la foule, ne serait-ce que parce qu’elle demande des efforts et qu’elle présente des risques. S’éloignant ainsi, le philosophe devient celui qui est capable d’étrangeté. La démarche philosophique, pense Nietzsche, est un arrachement violent dans lequel la volonté manifeste une liberté qui est définitivement libérée de toute attache à la pesanteur grégaire du reste de l’espèce humaine.

Pourquoi faut-il ainsi s’arracher du troupeau ?

La réponse a déjà été donnée. Pour “vivre” (ils appellent cela vivre !), la multitude a besoin de se forger le mensonge d’un idéal. Or, ce faisant, valeur, sens et vérité sont ôtés à la vie.

Vérité : cette vie qui ne supporte de vivre que dans l’espoir d’un idéal, cette vie n’est pas une vraie vie. N’ayant plus de vérité, cette vie a perdu son sens. Or quel est le sens de la vie ? C’est tout simplement vivre, c’est-à-dire tout investir dans cette vie elle-même. C’est pourquoi Nietzsche parle de l’obligation qu’il y a à vivre intensément. Or vivre intensément, c’est dépasser sans cesse ce qui a déjà été acquis. Nous venons de définir la valeur au sens que lui donne Nietzsche. La vie, dont le sens est un dépassement continuel de soi, ne fait plus qu’un avec la valorisation. Entendons bien ce mot activement. La valeur de la vie, c’est qu’elle se valorise constamment. Et comment se valorise-t-elle ? En étant à fond volonté de puissance, c’est-à-dire tension vers toujours plus de puissance.

Ce n° 3 est le moment du texte où Nietzsche en vient explicitement à parler de philosophie. Chez lui, le mot est parfaitement ambigu, puisqu’il signifie, historiquement, tout ce qui s’est appelé “philosophie” depuis Platon jusqu’à Schopenhauer. En ce sens-là, philosophie désigne en somme la désastreuse fabrique d’idéaux où le rejet morbide de la réalité prend toute son énergie. C’est cela que Nietzsche appelle, dans le n° 3, l’histoire cachée de la philosophie. Dans le texte allemand, il y a plus exactement : “l’histoire secrète des philosophes”. Et même « secret » n’est pas le bon mot. Il faudrait traduire : “l’histoire en retrait des philosophes”.

Commentaire :

L’histoire manifeste des philosophes, c’est, suivant un titre aujourd’hui un peu oublié, “le progrès de la conscience”. Tout va de mieux en mieux, Madame la Marquise, même si (petit raté sans importance) est morte la jument grise.

Derrière cette histoire lénifiante est à l’œuvre quelque chose de tout autre, dont Nietzsche est le premier à s’être avisé, à savoir : premièrement que cette philosophie s’éloigne de plus en plus irréversiblement de la réalité ; et deuxièmement qu’elle s’éloigne de la réalité par lâcheté.

 

L’ambiguïté du mot “philosophie” :

En effet, il y a deux philosophies.

a)      la philosophie historique, celle qui va de Platon à Nietzsche exclu. Cette philosophie-là s’appelle chez Nietzsche morale, ou même, quand il est en verve : moraline (à entendre comme aspirine, le premier médicament scientifique, la synthèse de l’acide acétylsalicilique par Charles-Frédéric Gerhardt datant de 1853 . – Si Marx écrit que la religion est l’opium du peuple, Nietzsche explique que la “philosophie” – en tant que “moraline” – est l’analgésique idéal, facile à utiliser et à portée de toutes les bourses !). Cette philosophie qui se réduit à la morale, c’est justement ce contre quoi il faut lever le marteau, pour ensuite l’abattre afin de faire entendre à quel point elle sonne creux. En ce sens, Nietzsche iconoclaste s’attaque à presque toute la tradition historique (d’environ – 400 av. J.C. à environ 1870).

b)      Mais il y a aussi autre chose, dont Nietzsche aperçoit l’aurore (aussitôt éteinte) juste avant l’apparition de Socrate et Platon. Ce sont les antésocratiques : Anaximandre, Héraclite, Parménide, Empédocle, Démocrite, Anaxagore.

 

À l’époque où Nietzsche fréquente Wagner (dans sa villa de Tribschen, près de Lucerne), il rédige une sorte de canevas pour un séminaire privé, qui a été édité depuis sous le titre La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque. Il y oppose vigoureusement cette vraie philosophie (la philosophie héroïque et tragique) à ce que la philosophie est devenue depuis de la trahison de Platon. Quant à lui, Nietzsche se comprend comme le restaurateur de cette philosophie tragique. Cela passe par la mise hors jeu de la philosophie au premier sens que nous avons vu. C’est la raison pour laquelle Nietzsche se nomme lui-même “philosophe”. Mais, comme depuis Platon la philosophie s’identifie à la morale, la vraie philosophie peut recevoir le nom d’“immoralisme”.

 

En quoi Platon est-il un traître ? D’abord, il trahit ses origines. C’est en effet un aristocrate, issu d’une famille qui remonte aux rois d’Athènes. Selon Nietzsche, Platon est une victime de Socrate, cet individu monstrueux où s’inverse la relation naturelle entre l’instinct et l’intelligence. Chez lui, donc, c’est la logique qui devient ce qu’est naturellement l’instinct (à savoir l’aiguillon qui guide l’action – l’intelligence venant seulement de temps en temps ajuster l’action), alors que l’instinct (que Nietzsche repère comme le “démon” de Socrate, la voix la plus profonde de ce qui chez lui est instinctif) n’intervient plus que pour stopper l’action.

 

C’est dans ce n° 3 qu’apparaît la philosophie. Nietzsche écrit : « Philosophie, wie ich sie bisher verstanden und gelebt habe …  ( La philosophie, telle que je l’ai toujours entendue – verstanden, en réalité, démarque exactement ’επιστήμη, c’est-à-dire : se tenir debout devant ce que l’on tient à entendre. Ce qu’il ne faut surtout pas chercher à se cacher, c’est que tout ce qui demande à être entendu cherche à vous jeter à terre – et vécue  jusqu’ici…) est  das freiwillige Leben in Eis und Hochgebirge (exercice de la volonté libre pour vivre dans la glace et aux sommets. )»

Avec cette quasi-définition de la philosophie, nous disposons d’un étalon de mesure pour la valeur : combien de vérité est-on en état de supporter et de risquer ?

a)      Vérité supportable ? En fait, la vérité est renversante. Supporter la vérité, c’est donc ne pas se laisser renverser par elle. La valeur d’un esprit se mesure dans un premier temps à sa capacité de résistance. Dans la République, Platon écrit : « Ce qui est grand, autant qu’il y en a, se tient dans la tempête. » L’idée la plus ancrée en Nietzsche, c’est que ce qui est, c’est-à-dire la vérité, est insupportable à celui qui n’a pas libéré la volonté en lui. Mais libérer en soi la volonté ne s’épuise pas dans le simple fait de supporter l’insupportable. C’est pourquoi il faut aller encore plus loin.

b)      Risquer la vérité. Dans le risque de la vérité seulement, la volonté se libère entièrement. Que veut dire risquer la vérité ? La réponse se trouve au n° 617 de La volonté de puissance : « Imprimer au devenir le caractère de l’être, c’est cela la plus haute volonté de puissance. »

Le risque de la vérité, c’est cette empreinte. Autrement dit : cela consiste à marquer le devenir d’une marque.

 

Après que le n° 3 a expressément introduit l’idée de la philosophie

(dans les Fragments posthumes [4 (1), 1886] se trouve une intéressante et même plaisante étymologie du mot “philosophe” ? Nietzsche explique que le philosophe n’est pas l’“ami de la sagesse”, mais tout au plus quelqu’un qui aime les gens sages. Il ajoute : «  Voulez-vous donc qu’il doive y avoir des philosophes au sens grec et dans l’acception précise du mot, alors montrez-les d’abord, vos “hommes sages”. – Mais il me semble, mes amis, que nous aimons finalement plus les ennemis de la sagesse (unweise Männer – les gens complètement dénués de sagesse), plutôt que les sages, à supposer même qu’il en y ait, des Sages. Peut-être bien qu’il y a là, justement, plus de sagesse ? Comment ? Se pourrait-il donc que les sages eux-mêmes – vus de près peut-être – ne fussent pas des “philosophes” ? Mais au contraire des “phil-asophes” ? Des amis de la folie, bonne compagnie pour des gens enjoués et eux-mêmes folles gens ? Et non pour – eux-mêmes ? – ». Nietzsche n’a pas de la philosophie une idée “sérieuse”. Il est trop sérieux pour cela.)

après donc que cette philosophie est apparue comme courage suprême, c’est-à-dire comme capacité d’affronter sans faux-fuyants la réalité non travestie (le travestissement  s’appelant “idéal”), la préface s’achève avec une évocation de Zarathoustra.

Zarathoustra, c’est Zoroastre. Il a déjà fait une apparition remarquable dans la culture occidentale sous le nom à peine modifié de Zarastro, personnage de La Flûte enchantée (c’est lui qui chante, à l’acte II, scène 13 : « Dans ces enceintes sacrés / On ne connaît pas la vengeance. »)

Zarathoustra est un prophète, ce mot devant être entendu non pas au sens de celui qui dit d’avance ce qui va arriver, mais de celui qui prononce. C’est uniquement ainsi que l’on peut entendre ce que dit Schlegel : « L’historien est un prophète tourné vers le passé. » L’histoire en effet ne parle pas sans historiens.

C’est bien pourquoi Nietzsche commence par bien dégager tous les malentendus. Le premier, c’est d’entendre “prophète” au sens habituel. Dans son texte, Nietzsche met le terme “Prophet” entre guillemets, qui indiquent que le mot est pris dans son acception courante. Pour l’entendement commun, un prophète est celui qui annonce les catastrophes à venir. Nietzsche définit même le prophète comme “épouvantable hybride de maladie et de volonté de puissance”. Pourquoi hybride ? Parce que c’est un croisement monstrueux (mi-figue, mi-raisin ; mi-chèvre, mi-chou) – le plus monstrueux des croisements, et c’est la raison pour laquelle il est épouvantable, vu que c’est le croisement de la volonté de puissance (c’est-à-dire la vie elle-même, dans sa vitalité d’origine, c’est-à-dire sa santé native) et de la maladie. De quoi est malade le prophète ? De la maladie par excellence qui est la contre-volonté de puissance, c’est-à-dire le ressentiment. Le prophète est malade de la volonté de puissance, avec toute l’énergie de la volonté de puissance. Le prophète en est malade parce qu’il ne peut vouloir la volonté de puissance qu’en la justifiant par un idéal. Il faut tuer tous les hérétiques, dit-il, et il justifie le massacre en prétendant les tuer pour leur bien.

C’est cette mixture de maladie et de volonté de puissance qui caractérise les Fondateurs de religion. Nietzsche pense que le Fondateur du Christianisme n’est pas Jésus de Nazareth, mais saint Paul.

Zarathoustra, quant à lui, est le contraire d’un Fondateur de religion. Ce qu’il prononce, c’est la volonté de puissance que n’altère aucune contre-volonté. Prononçant la volonté de puissance, il ne peut pas demander qu’on le croie. Ce qu’il demande au contraire, c’est que tous écoutent, c’est-à-dire que tous reconnaissent en eux-mêmes une présence de la volonté de puissance. Avoir des oreilles pour ce que dit Zarathoustra, cela dépend du degré de force de la volonté de puissance en chacun. Or, au cœur de cette culture européenne où nous vivons tous autant que nous sommes, nous avons en nous une volonté de puissance malade. [Étrange, comment Zarathoustra n’est pas une figure européenne – comme si se répétait encore une fois l’archétype de l’Europe – à savoir qu’elle cherche sa sagesse en Asie. Dans le Prométhée d’Eschyle, l’Asie est invoquée sous le nom de “Sainte”.

Conjecture : le temps ne serait-il pas venu de nous interroger sur les possibilités proprement occidentales de faire face à notre destin, sans nous sauver ailleurs ? (Ne pas se sauver ailleurs, c’est se poser une bonne fois la question : qu’est-ce que la métaphysique ?)]

 

Contraire d’un Fondateur de religion, Zarathoustra peut être pris ironiquement par Nietzsche comme un séducteur (ein Verführer). L’image qui vient à l’esprit est celle du Joueur de flûte de Hameln. Car le séducteur est bien celui qui emmène à l’écart (se-ducere, ou la particule se- indique la séparation, l’éloignement). Au centre d’une culture malade, Nietzsche emploie un langage inférant la morbidité et non pas la santé. L’ironie est le seul langage qui reste quand tous les mots disent le contraire de leur sens.

 

En conclusion de notre examen rapide de la préface à Ecce Homo, il est essentiel de comprendre le sens des citations que fait Nietzsche des paroles de Zarasthoustra. Pour le dessiner grossièrement, disons qu’il s’agit de textes où Zarathoustra expose le rapport qui doit s’instituer entre lui et ceux qui l’écoutent. Ce rapport est très inhabituel. En toute violence : ce rapport est simplement la rupture de tout rapport. C’est en ce sens que Zarathoustra exige d’être renié. (Le reniement fait invinciblement penser au reniement de saint Pierre – à cette différence près que saint Pierre renie le Christ dans un moment de faiblesse, alors que le reniement qu’ordonne Zarathoustra exige la plus grande force qui se puisse imaginer.)

 

Le reniement :

 

Il s’agit de renier Zarathoustra. Il enseigne le Surhomme. Enseigner. Plus explicitement : l’enseignement de Zarathoustra peut se résumer dans la formule qui sert de sous-titre à Ecce Homo : « Comment on devient ce que l’on est ».

Enseigner, c’est au sens le plus haut amener un être à être soi-même – l’élever à cela. Comment est-ce possible ? Il faudrait d’abord que cet être soit au départ aveugle quant à lui-même, et qu’un autre voie pour lui. Il faudrait ensuite que cet autre fasse paraître la véritable nature de celui qui apprend. Penser ainsi, c’est faire du maître un personnage transcendant.

Qui pense que le maître est un personnage transcendant ? Évidemment celui qui n’est pas maître. Nietzsche le décrit exactement : « Vous ne vous étiez pas encore cherchés, alors vous m’avez trouvé, moi. »

Que doit donc faire le vrai maître ? Détruire l’image du maître transcendant. Dans un autre passage du Zarathoustra, Zarathoustra dit que ses disciples ne seront formés qu’au moment où ils sauront rire de lui.

Le but de tout enseignement (au seul sens réel du terme), c’est d’amener celui qui apprend à savoir la vérité, c’est-à-dire à savoir se tenir comme il faut devant elle : ejpisthvmh. Nietzsche parle de son livre en disant que c’est le livre le plus haut, et le livre le plus profond « né du règne le plus intime de la vérité ».

 

Ce que cherche à dire le n° 4 de la Préface à Ecce Homo, c’est le rapport que, selon Nietzsche lui-même, nous devons entretenir à son œuvre en général. Cette œuvre veut être le contraire d’une doctrine. Ce qu’il y a en elle, c’est la vérité elle-même.

Mais rien ne serait plus opposé à la nature de la vérité que de laisser croire que pour apprendre la vérité, il suffise de lire l’œuvre de Nietzsche, en prenant connaissance de ses énoncés. Cette œuvre, dit Nietzsche, est comme un seau remonté du fond de la source, « plein d’or et de bonté ». Néanmoins, le contenu de l’œuvre, même surabondant, n’est littéralement rien, comparé à la vérité elle-même.

L’œuvre aussi bien que le maître ne sont jamais que des exemples. Ce que les disciples ont à apprendre, c’est uniquement ceci : comment le maître s’est approché de la vérité. Dans les citations que fait Nietzsche de son propre texte, le mot le plus important est l’adjectif “seul”. Tout l’enseignement de Zarathoustra culmine dans la phrase : 

 

« Seul je vais à présent, mes disciples ! Vous aussi, maintenant, allez-vous en, et seuls ! Voilà ce que je veux. »

 

(Quel est le rapport de Nietzsche à Zarathoustra ? Nietzsche est le premier disciple de Zarathoustra. Rien n’y est changé du fait que c’est Nietzsche qui a écrit le livre. Au contraire, tous les documents attestent que la rédaction du Zarathoustra a eu lieu pendant un temps de la vie de Nietzsche où ce dernier écrivait comme sous la dictée.)

 

Le mot de l’énigme est donc celui de solitude. Dans les carnets de Nietzsche se trouve une notation (VIII, 1 / VII, 70). Il y est question d’une humanité supérieure et plus claire…

 

« On en fait partie non parce qu’on serait plus doué ou plus vertueux ou plus héroïque ou plus rempli d’amour… mais parce que l’on est plus froid, plus clair, parce que l’on voit plus loin, parce que l’on est plus seul, parce que la solitude, on la supporte, on la préfère, on l’exige comme bonheur [comme chance], privilège, oui, comme condition de l’existence, parce que parmi les nuages et les éclairs on vit comme parmi ses pareils, mais tout aussi bien parmi les rayons de soleils, les gouttes de rosée, les flocons de neige et tout ce qui nécessairement vient d’en haut, et quand cela se meut, ne se meut jamais que du haut vers le bas. Les aspirations vers le haut ne sont pas les nôtres. – Les héros, martyrs, génies et enthousiastes, pour nous, ne sont calmes, patients, fins, froids, lents – jamais assez. »

 

C’est à être ainsi qu’invite Nietzsche, disciple de Zarathoustra.

 

Ce texte, en réalité, parle en filigrane d’une humanité supérieure, c’est-à-dire d’une sur-humanité. Il expose en quoi le surhomme (c’est bien de lui qu’il s’agit) est supérieur à l’homme, tel qui a été jusqu’ici. Comprenons “supérieur” à partir de l’idée de niveau : le surhomme est au-dessus de l’homme.

Selon l’humanité, en mesurant les choses du point de vue de l’humanité, il y a quatre manières d’être au-dessus de l’homme :

        plus doué (par un don naturel)

        plus vertueux (la limite suprême de la vertu, c’est la sainteté)

        plus héroïque (celui qui donne sa vie pour la bonne cause ; la limite est ici le martyr)

        plus rempli d’amour (Nietzsche parle ici de ce qui a pris corps avec le Christianisme)

Il peut y avoir interférence entre ces quatre manières.

Nietzsche sous-entend que la surhumanité n’est rien de cela (qui pourtant est incontestablement ce qu’il y a de mieux dans l’humanité).

La surhumanité est au-dessus de l’humanité, cet au-dessus étant gagné en se haussant au-dessus de ce que l’humanité est parvenue à atteindre. Le surhomme est plus froid, plus clair ; il voit plus loin et il est plus seul. C’est donc bien qu’il a élu demeure au sommet des monts.

 

La préface d’Ecce Homo pourrait se résumer d’une seule formule – dans laquelle résonne l’atmosphère limpide du paysage qui se donne à voir des cimes : « ein Sonnenblick auf mein Leben » – un coup d’œil solaire jeté sur ma vie entière. Ce mot se trouve, après la préface, dans cette sorte d’épigraphe qui s’intercale entre la préface au livre et sa première partie.

La caractéristique de ce regard solaire, c’est précisément de ne plus être borné par une quelconque limite unilatérale. Lançant ainsi le regard, Nietzsche peut voir en avant – comme il le dit avec le premier mot de la Préface : In Voraussicht, “en prévision”, c’est-à-dire, précisément : en lançant le regard devant moi.

Cette limpide atmosphère d’automne, dans laquelle baignent toutes ces lignes, accompagnons-la et donnons-lui comme écho un autre aphorisme de Nietzsche (qui ne naît pas de la même situation, mais ressortit à la même tonalité : celle du moment où tout se décide) :

 

« Féconder le passé en fondant l’avenir, que tel soit mon présent. »

 

Ce dernier aphorisme parle du cœur de l’histoire, alors que le regard solaire parle du cœur de la vie du philosophe Frédéric Nietzsche.

 

 

Remarque à propos du rapport τέχνηφύσις

 

L’opposition entre τέχνη et φύσις revient constamment ; mais surtout : l’un des termes n’exclut pas l’autre. Aristote dit bien que τέχνη et φύσις sont deux souches issues de la même racine. L’entente de la τέχνη est cependant primordiale. Ce qui la caractérise,  c’est que τέχνη implique toujours “savoir”, au sens où le “technicien”, au sens grec – par exemple un menuisier, c’est celui qui sait reconnaître  le bois qui sera bon pour construire tel meuble, celui qui sait bien raboter ce bois, bien le scier, bien le coller – et tout cela, parce qu’il sait faire des meubles. Or ce qui dirige ce savoir, c’est un savoir qui ne fait qu’un, au fond, avec lui : il sait ce que c’est que le meuble qu’il va faire, parce qu’il sait quel va en être l’usage.

La façon dont les choses d’usage paraissent et apparaissent suppose toujours ce savoir qui est l’apanage de celui qui est à l’origine du mouvement dans lequel ces choses apparaissent (sont pro-duites).

Mais quand nous regardons une chose de la nature, et parmi celles-ci, les “choses” vivantes sont manifestement les plus étonnantes – comment ne pas les envisager dans l’horizon du savoir technicien ? Concrètement : comment comprendre qu’un arbre donne naissance à un arbre ? (Nietzsche, tout à fait fidèle à la pensée philosophique issue des Grecs, entend cette naissance à partir de l’idée de “volonté de puissance”.)

 

 

 

première partie

 

warum ich so weise bin

 

Pourquoi je suis si sage ”

 

Une particularité des livres allemands, c’est qu’ils impriment leur Table des matières en tête du livre, comme si la connaissance globale de l’ouvrage rendait plus facile l’accès au texte lui-même. Le contenu de Ecce Homo se subdivise en quatre parties, qui sont autant de réponses à quatre questions qui sont ainsi sous-entendues :

 

 

 

1°) Pourquoi je suis si sage

2°) Pourquoi je suis si avisé

3°) Pourquoi j’écris de si bons livres (dans cette partie Nietzsche examinera            ses publications une à une)

4°) Pourquoi je suis une fatalité

 

Remarques de traduction :

 

“Sage” traduit weise – traduction juste. Il faut cependant s’aviser de ce que le mot allemand weise est directement en rapport avec wissen (weise et wissen sont issus du même radical). En français, “sage” est dérivé du latin sapiens, avec cette nuance, cependant, que sapere en latin, c’est plutôt “avoir du goût” que proprement avoir la connaissance (Wissen, comme ει̉δέναι en grec, c’est : avoir vu une fois pour toutes – c’est-à-dire comme dit Platon : avoir vu l’εΐδος !)

Der Weise (ce que nous traduisons par “le sage”), c’est donc, plus précisément que le sage, celui qui a vu. Qui a vu quoi ? Ce qu’il faut avoir vu pour prétendre connaître. Qu’a donc vu Nietzsche ? Il a vu le fond de tout ce qui est. Ce qui se nomme chez lui : la volonté de puissance dans le retour éternel de l’identique.

 

“Avisé” traduit klug. Un homme doté de Klugheit, dans la tradition grecque c’est typiquement Ulysse. Mais dire d’Ulysse qu’il est “avisé”, cela ne rend pas intelligible ce que l’on cherche à faire paraître de lui. Il faudrait presque dire : malin. Mais cela ne va pas non plus, dans la mesure où “malin”, si l’on gomme la référence au diable, implique plutôt une sorte de légèreté de lutin. Klug n’implique pas l’idée de ruse (non pas qu’Ulysse ne soit pas capable de ruse ; ses ruses ont toujours un but plus élevé que la simple ruse). Sagace ? Même remarque que pour “avisé” : trop littéraire. Le mot dit cependant bien la capacité de peser exactement le pour et le contre d’une situation, pour agir à coup sûr. Une autre traduction serait : “ingénieux”, à condition de l’entendre à partir de l’ingenium. Mais pour penser comme il faut Ulysse, ne jamais oublier qu’il est chéri par Athéna ! Finalement, la meilleure traduction serait “intelligent”, à condition de l’entendre non pas à partir des pénibles ratiocinations tirées de la psychologie appliquée, mais à partir de ce fait tout simple : quelqu’un, pour être intelligent, a nécessairement besoin d’être à la fois pleinement lui-même et à la plus grande distance possible de lui-même.

La deuxième partie de Ecce Homo s’intitule donc : Pourquoi je suis si intelligent.

 

Devant ces titres, une question s’impose à nous : Nietzsche ne serait-il pas paranoïaque ? Il est presque naturel que nous nous posions cette question : un homme qui n’hésite plus à se présenter de cette manière n’est plus tout à fait “normal”. De plus, nous savons tous que ce livre a été rédigé pendant les trois mois qui précèdent ce que l’on appelle l’« effondrement » (Zusammenbruch), c’est-à-dire la crise survenue le 3 janvier 1889, sur la Piazza Carlo Alberto, à Turin, où Nietzsche s’écroula à terre, pour ne plus se relever “sain d’esprit”.

Et pourtant, cette façon de voir n’est guère tenable.

On définit la paranoïa en partant du sens précis de son préfixe παρά. Para- signifie : “à côté”, “le long de”. La paranoïa est ainsi la pensée qui pense à côté de la pensée, une sorte de pensée parallèle à la pensée – et qui, justement ne rejoint jamais la “saine”pensée. C’est pourquoi l’un des signes les moins trompeurs de la paranoïa est l’implacable cohérence de ce type de folie. D’où les caractéristiques du paranoïaque : la mégalomanie, l’impossibilité pour lui de ne pas s’impliquer dans n’importe quelle situation, le syndrome de méfiance exacerbée, voire le délire de persécution. Mais l’idée centrale concernant la paranoïa, c’est bien celle de “folie systématique”. Toute entreprise interprétative ne peut que prendre certains traits paranoïaques. Exemple : la psychanalyse, quand elle donne un sens précis et unitaire à chaque détail – et surtout, lorsque le doute à l’égard d’une interprétation psychanalytique est lui-même interprété comme résistance phobique à la psychanalyse.

Allons-nous mettre en doute que le style de Ecce Homo présente des aspects paranoïaques ? Voyons d’abord plus précisément ce que veut dire cet “à côté” qui caractérise la pensée paranoïaque. Est-ce une pensée à côté de la pensée ? Mais alors de quelle pensée est-elle à côté ?

La question de la paranoïa met en cause ce qu’est la “pensée normale”. Ici, Nietzsche renverse complètement toutes les perspectives. La pensée “normale”, dit-il, est fondamentalement mensonge. Si la pensée normale est mensonge, il faut ne pas penser comme elle pense. En langage aisément intelligible par tous : si tous ne font que mentir, il faut être fou. Est-ce qu’être fou, dans ce cas précis, c’est encore être fou ? Que veut dire : être fou ? Là encore, l’allemand dispose d’une grande variété de termes pour désigner la folie (alors que notre mot de “folie”, lui-même est très peu parlant).

Les trois mots courants qui décrivent en allemand la folie (Wahnsinn, Irrsinn et Verrücktheit) impliquent tous trois une distance. Le fou, c’est celui qui n’est pas ici (où nous autres, tous les autres, nous sommes). Dans le Phèdre de Platon, on rencontre la folie sous le nom grec de μανία (qui a donné notre mot “manie”, lequel garde quelque chose de caractéristique dans sa description de la folie : le maniaque est bien un homme dont  l’esprit a perdu sa liberté).

Il faudrait ici, au moins distinguer comme pour les rêves. Dans l’Antiquité classique, on différenciait soigneusement entre les petits et les grands rêves. Les petits rêves, ce sont les rêves habituels, ceux dans lesquels les circonstances, les conflits, les envies, trouvent une sorte d’équilibre, comme par un mécanisme de soupape de sécurité. (Freud énonce – mais non définitivement  – que le rêve est la satisfaction d’un désir.) Par opposition à cela, il y a les grands rêves. Ce sont les rêves qui, par quelque caractéristique évidente, sont essentiellement mémorables. Soit par leur beauté, soit par leur solennité – bref : chaque fois que le fait de rêver devient en quelque sorte significatif par lui-même.

On devrait de même distinguer entre la grande folie et la petite folie. Elles se situent de part et d’autre de la “normalité”. La petite folie serait celle qui tombe en dessous de la normalité, ne pouvant s’y maintenir par quelque carence.

 

Dans le Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche et Pontalis définissent ainsi la paranoïa : « Psychose chronique caractérisée par un délire plus ou moins bien systématisé, la prédominance de l’interprétation, l’absence d’affaiblissement intellectuel et qui n’évolue généralement que vers la détérioration.[2] »

Voyons si cette définition peut s’appliquer à Nietzsche.

D’abord la chronicité. En médecine, chronique s’oppose à aigu. Une bronchite chronique est une maladie installée, dont on a toutes les peines du monde à se débarrasser. Déjà éclate (même si l’on a admis par hypothèse que Nietzsche soit paranoïaque) que le trouble qu’il s’agirait de diagnostiquer présente un caractère indéniablement aigu. Nietzsche, même s’il délire, délire pendant quelques mois – de l’été 1888 à janvier 1889. Avant cette période, le style de son œuvre est plutôt ample, lyrique par un côté, et de l’autre incisif et parfaitement économique. Quant au délire : il y a, dans cette période critique de la vie de Nietzsche, des accents indéniablement délirants. Mais il s’agit surtout de ruptures avec la réalité où l’on voit Nietzsche pour ainsi dire entreprendre ce qu’il nomme “la grande politique”. Ainsi, dans ses Carnets, on le voit rédiger des proclamations comme celle-ci : « Je fais fusiller tous les antisémites ». Après cela, il n’y aura plus délire, mais seulement silence.

Le délire :

Sur ce point, l’interprétation ne peut que buter sur des indécidables (et l’on ne peut donc trancher si c’est délirant ou non). Dans les textes publiés, il n’y a pas ces accès proprement délirants que l’on trouve dans les brouillons – ce qui laisse la possibilité d’inférer chez Nietzsche une capacité critique intacte, donc…

La prédominance de l’interprétation :

C’est justement cette prédominance qui disparaît dans les tous derniers textes d’avant l’ « effondrement » ! Un livre comme La Généalogie de la morale présente une interprétation bien plus systématique que Ecce Homo, par exemple. Et personne n’ira prétendre que La Généalogie est un texte paranoïaque. Autrement dit : c’est au moment où Nietzsche est le plus “délirant” qu’il est le moins interprétatif.

À notre tour de proposer une interprétation :  la situation dans laquelle se trouve Nietzsche n’est pas celle de la psychose paranoïaque, mais une tout autre situation, celle de l’homme qui relève un défi – un défi d’une telle ampleur qu’il se voit contraint d’adopter la périlleuse allure de l’outrage, entendons bien : de ce que les Grecs nommaient ‘ύβρις (nous rendons maladroitement ce mot par “démesure”, alors qu’il faut y voir décidément le franchissement téméraire de toutes les bornes).

À un moment crucial de son existence, Nietzsche a quitté tous les lieux de séjour habituels. Il est, comme on dit, au bord de la folie. Nietzsche, qui disait « je marche sur de la glace » , perd alors l’équilibre et tombe.

Les deux autres caractéristiques de la paranoïa sont moins discriminantes ; il est vrai que la période qui suit les derniers mois de 1888 sont suivis d’une détérioration catastrophique.

Pouvons-nous dire en toute rigueur que les textes autour de Ecce Homo sont “paranoïaques” ? Comment comprendre le sentiment puissant qu’ils suscitent quand on les lit attentivement,  le sentiment que ce qu’ils disent nous concerne au plus profond ?

 

Aidons-nous d’un texte de Heidegger, qui se trouve dans Was heißt Denken ? (Traduit en français sous le titre Qu’appelle-t-on penser ? – Il faut impérativement entendre le titre original au sens de : Qu’est-ce qui appelle à penser ?)  Dans ce texte (p. 20) Heidegger explique que Nietzsche est contraint de crier pour réveiller les hommes. Car il lutte contre une surdité, chez eux, bien ancrée. Or, précise Heidegger, « ce n’est pas dans un cri que la pensée parvient à se faire entendre. » Nietzsche crie ; et plus il crie, plus il doit se rendre à l’évidence qu’il ne peut pas parler, vu que même quand il crie, personne le l’écoute.

Nietzsche est avant tout un penseur. La pensée est vision lucide. Or ce que voit Nietzsche, c’est ce qui est. Ce qui est commande à chacun de devenir au plus vite lucide par rapport à ce qui est. Mais tous ferment les yeux et demeurent dans leur petit rêve. Telle est la situation inextricable à laquelle Nietzsche a tenté jusqu’au bout de faire face. N’oublions pas que le retentissement des œuvres de Nietzsche a été, de son vivant, à peu près nul, et que par conséquent il s’est trouvé pensant dans un désert, alors même qu’il voyait en toute clarté quelle est notre réalité. Le dernier des philosophes a partagé le même sort que celui de Hölderlin : finalement savoir qu’il ne réussira pas à se faire entendre par ses contemporains, alors que toute sa vie est tendue par l’effort de se faire entendre. Situation proprement tragique. Or Nietzsche (tout comme Hölderlin) n’ignore rien de ce qui est essentiel au tragique, à savoir que la tragédie est à ce point catastrophe qu’elle commence par la catastrophe du héros. Il y a fort à parier que Nietzsche avait, quant à son propre destin, une lucidité par rapport à laquelle nos tentatives de classements psychiatriques font figure de pauvres balivernes.

 

En résumé : Ecce Homo est le dernier cri d’un homme sur le point de perdre la voix. C’est la dernière fois que cet homme a tenté de s’adresser au monde pour lui dire la vérité – pour attirer l’attention non pas sur lui, Frédéric Nietzsche, mais sur le monde lui-même, et son état présent.

Quant au style de Nietzsche, pendant ces mois critiques, un mot peut nous éclairer. Celui qu’il forge de toutes pièces et qui est “medizynisch” (et non pas “medizinisch” !). Medizynisch allie le radical du medi- (que nous avons en français dans le mot “médical”, par exemple) à l’adjectif “zynisch”, qui est notre “cynique”. En d’autres termes, remplaçant une seule lettre (le i par un y), Nietzsche transforme « médicinal » en « médi-cynique », de sorte que l’examen médical grâce auquel peut être porté un diagnostic (le diagnostic de Nietzsche, c’est que la culture occidentale est atteinte de nihilisme) est d’emblée compris comme requérant chez le praticien une capacité proprement cynique de dire ce qui est vu. La parole cynique, c’est la parole uniquement préoccupée de dire ce qui est, sans aucun égard ni pour les convenances ni pour les conséquences. Hélas, “médicynique”, en français, n’est guère parlant, alors qu’en allemand au contraire, le mot fait mouche : il désigne « cet art des sous-entendus, cette agilité à saisir au propre et au figuré, ce doigté pour les nuances » (Pourquoi je suis si sage, n° 1, vers la fin) – exactement comme le vrai médecin, capable de porter son diagnostic presque au premier coup d’œil, mais un médecin qui – tenant son malade pour capable de supporter la vérité – ne s’embarrasserait pas de circonlocutions pour lui dire où il en est.

 

Les deux premières parties de Ecce Homo s’intitulent, comme nous l’avons vu :

 

1°) Pourquoi je suis si sage (sage à entendre ici comme dans sage-femme, c’est-à-dire cette femme qui s’y connaît non pas seulement en accouchement, mais en tout ce qui a trait aux naissances).

 

2°) Pourquoi je suis si intelligent (klug).

 

Or, si nous regardons les premiers mots du n° 1 de la seconde partie, nous lisons :

 

« Warum ich Einiges mehr weiß ? Warum ich überhaupt so klug bin ? » (Bien traduire, implique que l’on saisisse exactement le sens du neutre “Einiges”. Il s’agit de “quelque chose”, qui peut s’entendre ironiquement, comme lorsqu’on dit en français : “j’y connais quelque chose, j’en connais un bout”. Traduction : “Pourquoi j’en sais un peu plus long ? Pourquoi, somme toute, je suis si intelligent ?”)

Être intelligent (klug sein), signifie : savoir quelque chose de plus.

 

Pour ce qui concerne la première partie du livre, nous devons comprendre de quoi Nietzsche parle. Or il le dit en toute clarté : Je suis celui qui « pour les signes de progrès et de décadence, a un flair plus sûr que jamais aucun autre ».

La “sagesse” de Nietzsche n’est donc pas du tout une sagesse au sens habituel du mot. Elle est tout entière orientée par l’unique souci de ce que l’on peut appeler en gros l’évaluation exacte de la tendance qui régit notre histoire.

Complétons la pensée de Nietzsche : à la fin du XIXe siècle, l’humanité se trouve dans une situation que je caractérise comme “nihilisme”. Le nihilisme, c’est la situation hautement critique et périlleuse dans laquelle est l’humanité lorsqu’elle a perdu toute idée de but, c’est-à-dire toute possibilité d’aller vers quelque but que ce soit.

La question nihiliste est par excellence : à quoi bon ? – avec sa tonalité tout à fait typique, qui caractérise plutôt un être blasé qu’un véritable désespéré. Ce que sait fondamentalement Nietzsche, c’est que l’humanité contemporaine est entrée dans l’époque du nihilisme.

 

La première partie de Ecce Homo, “Pourquoi je suis si sage”, expose les raisons pour lesquelles Nietzsche lui-même est expert en nihilisme, c’est-à-dire pourquoi il a une telle affinité avec le nihilisme. L’une des manières d’aborder le texte serait de relever  toutes les incises où il est question de cette “sagesse” de Nietzsche. Ainsi, à la ligne 62 du n° 1 (qui en comporte 79) : « Est-il besoin, après tout cela, de dire qu’en fait de décadence, je suis expert ? »  (Ce que nous traduisons par “expert” c’est le participe passé du verbe “erfahren”, le verbe de l’expérience). Or cette expérience, que Nietzsche a faite et sans cesse refaite, elle apparaît d’abord à la ligne 10 sqq, là où, au sujet des “signes d’élévation et de déclin”, Nietzsche insiste : « je connais les deux ». Ici, le verbe allemand est : “ich kenne”. Un peu plus bas (ligne 26) alors qu’il évoque le moment où il rédigeait Le voyageur et son ombre, il déclare : « Indubitablement, je m’y connaissais alors en ombres… ». Le verbe, cette fois, est “ich verstand mich”. S’y connaître, de manière générale, est plus profond que connaître. La différence entre un bon mathématicien et un mathématicien né, c’est que le premier connaît les mathématiques alors que le second s’y connaît : il y est “comme un poisson dans l’eau”.

Telle est la source de toute expérience. Elle a ceci d’énigmatique qu’elle est toujours première. Nietzsche a une expérience primordiale du nihilisme. En quoi consiste cette expérience ? Dans la très accablante et très exaltante alternance périodique – ou plus exactement encore : dans la quasi coexistence en lui de la maladie et de la santé, c’est-à-dire dans la presque simultanéité de l’épuisement et de la tonicité. La biographie de Nietzsche révèle en effet le continuel suspens chez lui entre l’homme malade et l’homme guéri. C’est à partir de cette expérience (n’oublions jamais ce mot de Nietzsche : « dans toute mon œuvre, il n’y a pas une seule ligne que je n’aie écrite de mon sang » – cela nous conduit à comprendre que les descriptions de douleurs que l’on peut lire dans Ecce Homo ne sont nullement une forme de lamentation, mais un véritable compte-rendu clinique), que Nietzsche devient un expert de ce qu’il nomme « le problème général de la vie » – Gesamtproblem des Lebens.

Qu’est-ce que ce “problème général” ? Il est bien général, au sens où il est générique. Mais le mot préfixe “Gesamt-”induit la nuance d’un tout obtenu par rassemblement. Le problème général de la vie, c’est ainsi : tout le problème de la vie, qui concerne en tant que tel toute vie.

Quel est-il, ce problème, une fois qu’il a été possible de le rassembler en son tout ? Ce n’est autre que le problème qui se pose à toute vie, une fois que l’on a compris qu’elle inclut en elle la contre-vie. C’est le problème de la mort au cœur même de la vie.

Prenons bien soin, pour ne pas nous égarer, de souligner aussitôt que la vie, chez Nietzsche, cela ne se réduit pas du tout à une idée biologique. “Vie”, chez lui, prend son sens au sein de l’interprétation du fond dernier de la réalité comme “volonté de puissance”. Dans un fragment fameux, Nietzsche déclare : « Être – quelle autre idée pouvons-nous en avoir, sinon vivre. Comment en effet quelque chose de mort pourrait-il être ? » Vie, chez Nietzsche, est bien le nom de l’être, ce qui se vérifie à peine aura-t-on remarqué que l’interprétation nietzschéenne de la vie est la volonté de puissance.

Dans notre texte, le “problème général de la vie” s’annonce dans la distinction entre le haut et le bas dans l’échelle de la vie. La vie en effet est une échelle : Leiter. Or le propre d’une “Leiter”, c’est de “leiten”, mener. Mener vers le haut, au plus exactement : mener au-dessus. Nous voyons ici en quel sens précis Nietzsche n’a pas une conception biologique de la vie. C’est au contraire la biologie qui doit s’expliquer, selon lui, par ce vouloir-être-au-dessus (et non l’inverse).

 

Si telle est donc la “sagesse” de Nietzsche, nous entrevoyons mieux le propos de la première partie du livre. Il s’agit de comprendre pourquoi Nietzsche a l’expérience du “problème général de la vie”. Le n° 1 explique : je m’y connais mieux que quiconque, parce que je suis en moi-même double.

 

Lignes 70 sqq : « Partant du point de vue du malade, prendre en vue les notions et les valeurs plus saines, et d’autre part, à l’inverse, partant de la plénitude et de l’assurance tranquille d’une vie riche, lancer le regard vers le bas, jusqu’au sein du travail secret de l’instinct de décadence –  tel était mon plus constant exercice, mon expérience véritable… »

Ici, Nietzsche dit quasiment tout. Non seulement il explique d’où lui vient sa sagesse, mais il décrit la méthode qui, symptomatiquement est une méthode qui régit le regard. En résumé : regarder la santé d’un œil malade, et regarder la maladie d’un œil sain. Résultat : une double vue, une double entente. Celle de la santé par la maladie (ce que voit la maladie c’est alors non la santé, mais ce qu’elle interprète comme injustice) ; celle de la maladie par la santé (la santé voit la maladie comme ressentiment, ou à l’extrême comme “fatalisme”).

En passant, soulignons un thème essentiel chez Nietzsche, celui de l’impossibilité d’une connaissance immédiate. L’optique malade ne se connaît pas, mais connaît son opposé, et inversement. Mais voilà qui est dit trop elliptiquement. Toutefois, c’est là que l’on commence à comprendre pourquoi Nietzsche peut écrire qu’il est tellement sage. C’est parce qu’il dispose de deux optiques. C’est un redoublement de capacité, celle, comme il dit (ligne 66), de « cette psychologie extralucide qui “voit dans les coins”. »

Avoir aperçu la raison pour laquelle Nietzsche est à ce point sage nous permet de saisir une dernière fois en quoi consiste la sagesse. C’est ce qu’il dit tout à la fin du n° 1. Renverser les perspectives, c’est-à-dire acquérir la grande liberté de la volonté de puissance, c’est-à-dire réaliser la volonté de puissance elle-même. Nietzsche conclut : « Première raison pour laquelle c’est seulement pour moi peut-être que devient possible au premier chef “une inversion de la valeur des valeurs”. »

 

N° 2

 

Le n° 1 s’achève avec le chassé-croisé des deux optiques. Ces deux optiques sont en fait deux perspectives. Or la perspective de toutes les perspectives, c’est la volonté de puissance. Selon qu’elle est plus ou moins elle-même, la volonté de puissance est l’une ou l’autre optique. Nietzsche a donc expliqué que son exercice le plus constant (en grec, cela se dirait “ascèse”) fut la pratique de la double vue. Or jusqu’à présent, il a surtout expliqué en quoi il était doué pour la faiblesse. Il a surtout insisté sur son côté décadent.

Le n° 2 va rééquilibrer le dessein, c’est-à-dire décrire le contraire de la décadence. Et comme il s’agit d’un contraire vécu, Nietzsche va se décrire comme le contraire de la décadence d’un décadent. Mais aussitôt, il faut remarquer ceci : Nietzsche comme contraire de la décadence, cela signifie que même dans sa façon d’être décadent, il n’était pas entièrement décadent. Ici se dessine le propos le plus secret de Ecce Homo, à savoir : en quoi cet homme est véritablement exceptionnel. Nul orgueil – pas plus que d’avoir le nez droit ou les cheveux bouclés. Cet homme est ainsi, par le jeu innocent de la vie elle-même. Se décrire, pour Nietzsche, c’est simplement décrire la générosité de la vie.

C’est pourquoi l’on retrouve en filigrane dans tout le livre ce thème de la sûreté de l’instinct. C’est dans la sûreté de son instinct que Nietzsche n’est pas décadent.

 

Le n° 2 prend le contre-pied du premier. Ou plus exactement,  il effectue un “renversement de perspective”. Grâce à ce renversement, nous pouvons voir le chassé-croisé des optiques se réajuster. Il ne s’agit plus de deux optiques inverses, ayant chacune même importance (suivant l’apparente impartialité dont se moque Marx – “d’un côté…, de l’autre côté”, dit le petit-bourgeois). Il s’agit tout au contraire d’une subordination de l’optique malade à l’optique saine. Nietzsche ne peut être “sain” que si la santé l’emporte absolument sur la maladie.

Mais l’emporter absolument, au sens de Nietzsche, cela signifie d’abord et avant tout se mesurer dans un combat d’égal à égal. Tout le texte du n° 2 se comprend à partir du fait que Nietzsche dise : un être typiquement morbide ne peut pas devenir sain, encore moins se rendre à lui-même la santé ; pour un être typiquement sain, inversement, être malade peut même être un stimulant énergique pour vivre, pour davantage vivre.

Tel est le renversement des perspectives. Or ce renversement de perspectives n’est pas une performance de Nietzsche, mais l’activité fondamentale de la volonté de puissance elle-même.

C’est elle qui procède par renversement de perspectives – en langage non optique : elle procède en prenant des risques. Ainsi, la santé risque la maladie, la risque au sens le plus entier du terme, c’est-à-dire se risque dans la maladie (Nietzsche, qui est un grand lecteur de Dostoievsky – dont il dit qu’il est un des rares à lui avoir appris quelque chose de fondamental – a sans doute lu Le Joueur).

Pourquoi la volonté de puissance se mesure-t-elle à son contraire ? La réponse est simple, bien que difficile à articuler. Dans ce mouvement d’opposition, l’essentiel en effet c’est que, grâce à l’opposition, apparaît (se dégage) un soi. En s’opposant, la volonté de puissance accède au stade d’être pour soi. [Ici, attention, ne pas confondre pour soi, et “pour soi”]. Ce mouvement est donc tout entier dirigé par une Selbstsucht (Sucht, en allemand, est le nom générique pour toutes les maladies. Selbstsucht, c’est donc, au moins dans une première acception, la maladie dans laquelle le Selbst, soi, prend tout la place, envahit tout). On pourrait presque parler ici de ce soi comme d’un cancer. Mais soulignons aussitôt que chez Nietzsche, le mot Selbstsucht n’a plus aucun sens péjoratif, puisque c’est grâce à cette Selbstsucht qu’a lieu l’opposition dans laquelle la volonté de puissance se mesure à son contraire.

Bien comprise, la maladie est un produit de la volonté de puissance : le moyen que s’oppose la volonté de puissance pour se mettre à l’épreuve.

Après cette prodigieuse exhibition du renversement de perspectives, Nietzsche va décrire la puissance de l’instinct de santé. Là, de nouveau, attendons-nous à quelque renversement de perspectives. Entendons que Nietzsche décrit un être mené par la volonté de puissance (pour l’entendement commun, l’homme mené par la volonté de puissance, c’est exemplairement Hitler – et l’art des régimes totalitaires représente le héros de la race pure, et tout aussi bien le héros du prolétariat, comme une sorte de culturiste dont tous les muscles sont bandés par l’“idéal”. L’idéal en ce sens a toujours comme caractéristique de l’emporter d’emblée sur tout, en imposant d’avance tous les “sacrifices”. Cet idéal-là est le corrélat du fanatisme).

Comment Nietzsche décrit-il au contraire l’être typiquement sain (sain au sens de Nietzsche, c’est-à-dire affrontant constamment la maladie) ?

D’abord, il précise l’idée de santé en l’appelant désormais Wohlgeratenheit (l’idée est celle de ce qui est bien venu, de ce qui a eu une belle croissance). Être bien venu, cela implique justement une exubérance qui a surpassé allègrement toute une série d’obstacles. Description de celui qui est bien venu :

La description commence par les sens. Celui qui est bien venu n’est pas d’abord une “personne”, c’est-à-dire une entité morale, mais bien un corps. Nietzsche pense évidemment à ce “corps athlétique des Grecs” dont parle Hölderlin. Athlétique : en grec, le mot fait référence à la lutte, c’est-à-dire à cette guerre par excellence dont parle Héraclite, le πόλεμος (Héraclite en dit même qu’il est le “père de tout”) – ce qu’il faut comprendre ainsi : ce n’est que dans la lutte avec ce qui est constamment sur le point de vous dominer que l’on arrive à prendre sa figure la plus haute. En ce sens, cette lutte est la Δίκη elle-même (la “justice” ? Plus exactement : ce qui montre. En effet, δίκη, c’est ce qui <in>dique).  Exemple : c’est seulement si je lutte en m’élevant à l’extrême pointe de tout ce dont je suis capable que je vais pouvoir apparaître comme celui que je suis : ou bien esclave ou bien maître – dit Héraclite.

L’institution grecque des Jeux (olympiques et autres, isthmiques, pythiques…) ne peut pas se comprendre sans cette volonté expresse de montrer, de temps en temps, qui sont les véritables hommes en Grèce. Penser également, pour voir ce qu’entend Nietzsche, à la statuaire classique des Grecs. Penser encore aux héros homériques. Et ici, n’oublions pas le plus héroïque des héros : Achille – celui que Hölderlin évoque de seulement cinq mots : « so stark und so zart » (si fort et si tendre).

Dans la quatrième édition allemande de son livre consacré aux exercices de lustration au contact de la poésie de Hölderlin, traduit en français sous le titre Approche de Hölderlin (où il faut entendre le génitif comme un génitif subjectif), Heidegger a ajouté deux nouveaux textes dont le premier porte le titre Terre et ciel de Hölderlin.

C’est là, dans le commentaire de la seconde lettre à Böhlendorf, l’ami de Hölderlin, qu’est repris ce qu’écrit le poète: « l’athlétique de l’homme du Sud dans les ruines de l’esprit antique, m’a rendu plus familier avec l’être proprement dit des Grecs.» Un peu plus loin, dans la même lettre, Hölderlin parle du « corps héroïque des Grecs ». L’athlétique doit s’entendre ici comme un neutre.

Commentaire de Heidegger : « Le verbe grec α̉θλέω signifie combattre, lutter, saisir et porter. Lorsqu’on pense en grec, l’athlétique porte tout ce qui lutte ensemble à paraître l’un par l’autre et à se tenir là bien en vue. »

Ajoutons que sans cet élément athlétique, tout reste dans l’indistinction et la grisaille. L’athlétique met en relief – dans un mouvement constant. Dans cette lutte athlétique, on lutte autant contre soi-même qu’avec un adversaire.

 

Dans la seconde partie du texte de ce n° 2, ce dont Nietzsche a entrepris la description, c’est du contraire d’un décadent. Cet individu est parvenu à maturité, il est : “bien venu” (wohlgeraten); et sa caractéristique immédiatement perceptible, c’est qu’il « fasse du bien à nos sens » (unseren Sinnen wohltut). Notons que nous avons là une belle définition nietzschéenne de la beauté. Aussitôt, il emploie un vocabulaire qui a trait à la statuaire, mais à une statuaire très particulière, celle de la sculpture sur bois. Il est question d’une figure taillée dans un bois dur, tendre et odorant (hart, zart und wohlriechend). Le troisième qualificatif est celui qui va le plus dans la direction que veut souligner Nietzsche :  l’odorat en effet est le sens le plus archaïque, donc le sens le plus sensuel.

Quant aux deux autres qualificatifs, ils ont ceci de remarquable qu’ils paraissent être contradictoires. “Dur” et “tendre” en effet semblent s’exclure. Tendre : au XVIIe siècle, on parlait du “tendre Racine”, parce que, dit-on, au milieu de la rigidité de la Cour, il était le seul qui s’abadonnât à pleurer en public. Tendre signifie émotif; davantage même : facilement atteint. La tendresse, c’est la sensibilité à l’état natif. Char, parlant de Racine, écrit : « Racine, en clair-obscur, nous incendie. »

Comment ce qui est tendre peut-il en même temps être dur ? Réponse : parce que la tendresse exige la dureté, ne serait-ce que pour continuer  d’être atteinte. Ce qui n’est que tendre ne peut le rester longtemps; exactement comme, à l’inverse, la dureté ne peut rester  telle que face à la tendresse. Souvenons-nous : la volonté de puissance lutte, à l’intérieur d’elle-même, contre la volonté de puissance qui prend le visage d’une contre-volonté de puissance.

Plus loin, au n°7 de cette même première partie, lorsqu’il sera question de la guerre, Nietzsche parlera du “pathos agressif”qui le caractérise. Ce pathos, c’est la tendresse même. Pathos, πάθος – le pathétique, c’est la capacité de passion, c’est-à-dire la capacité de recevoir, d’être atteint. C’est seulement en passant par là, que nous serons en état d’entendre ce que dit Nietzsche quand il prononce le mot de dureté. Ce n’est pas la carapace qui met à l’abri des coups. La dureté dont parle Nietzsche n’est pas la “dureté de l’acier Krupp” qu’évoque Hitler dans un célèbre “discours à la jeunesse allemande” – celle dont on fait les panzers. Ce n’est pas un blindage. Achille n’est pas un robot, ni un homme bionique. C’est le héros qui périt lorsque la flèche de Pâris atteint son talon. Seul peut être dur celui qui peut périr, et même : il n’est dur que parce qu’il peut périr.

Dureté et tendresse, au fond, ne font qu’un, au point que la dureté sans tendresse n’est plus qu’une abominable caricature de dureté. Dureté ne signifie donc pas dureté de cœur, mais au contraire : le cœur lui-même est à la fois dureté parce que tendre, et tendresse parce que dur. Reprenant les mots de Hölderlin, cette fois dans une lettre à son frère (envoyée de Hauptwyl) : « maintenant seulement, je sais ce que c’est qu’aimer… C’est seulement dans la force entière qu’est l’amour entier. »

Dans Ecce Homo, troisième partie, n° 5, Nietzsche écrira : « Il faut reposer entièrement sur soi, il faut avoir hardiment les deux pieds sur terre, sans quoi impossible même d’aimer

Le contraire du décadent se résume en une seule qualité essentielle : la sûreté de l’instinct. C’est pourquoi Nietzsche poursuit sa description en soulignant la part instinctive qui gouverne celui qui est bien venu. Au contraire du décadent, qu’attire toujours ce qui lui fait du mal (songeons à ce que nous appelons décadence : la névrose. L’un des caractères qui permet au mieux de distinguer la névrose, c’est la sûreté avec laquelle elle s’enferme de plus en plus inexorablement dans l’inextricable) ; au contraire du décadent, celui qui remonte la pente est spontanément en accord avec tout ce qui lui arrive :

a)      son goût le porte vers ce qui lui fait du bien

b)      son plaisir se mesure par là (telle est bien la condamnation nietzschéenne de la perversion. La santé, ce sont les plaisirs supportables ; la perversion, c’est le plaisir destructeur).

Non seulement dans l’accord, mais même dans le désaccord, l’instinct ascensionnel est positif. Contre les lésions, il devine les remèdes (songeons aux bêtes carnivores qui se guérissent en trouvant à manger des herbes). Dans des situations risquées, il fait tourner le risque en chance. Ici, nous voyons en quel sens la santé est une poussée ascensionnelle : elle ne se contente pas de se maintenir, mais s’étend et se fortifie.

Cette conception de la santé est entièrement vitale. Dans le langage courant, on dit pareillement d’un être en pleine vigueur que c’est une santé, c’est-à-dire une sorte de force qui toujours marche. Une telle santé ne peut se perdre que dans une catastrophe. Tel est le sens du verbe : umbringen – le mouvement de casser les reins, de briser en faisant s’abattre une station verticale. Penser au chêne de la fable. « Ce qui ne me casse pas les reins me rend plus fort », écrit Nietzsche.

On passe ensuite à une analyse bien plus fine encore de cette conception de la vitalité, grâce à la notion de “principe sélectif” (auswählendes Princip). Auswählen, c’est très exactement :  faire ressortir en choisissant. En un mot, c’est élire (ex-legere) . Dans “élire” se trouve le véritable sens du verbe lire. Au point qu’il faudrait dire : lire n’est vraiment lire qu’au prix de l’élection. Le premier maître de Nietzsche (dont il est revenu) disait : “Pour bien lire, il y a une condition et une seule : qu’on lise les bons livres, en laissant tomber les mauvais”(Schopenhauer).

Élire, c’est ne retenir que l’essentiel. Nietzsche se souvient ici de sa vie passée, celle où il était professeur à l’université de Bâle. Er läßt viel durchfallen : Il recale beaucoup. L’instinct ascensionnel est essentiellement critique (au sens du crible). Dans la parabole des Évangiles, c’est la séparation, au van, du bon grain et de l’ivraie. Leibniz disait de même qu’il faut séparer la paille des mots du grain des choses. Mais l’essentiel, c’est l’idée du principe sélectif. La volonté de puissance sélectionne et, dans la sélection, effectue son travail fondamental, celui de gravir chaque fois un nouvel échelon. Dans ce mouvement ascensionnel, l’instinct vigoureux s’isole de plus en plus. C’est ici que nous comprenons le sens de cet hymne à la solitude que prononce la préface. La solitude n’est pas recherchée pour la solitude, mais parce qu’elle isole. C’est pourquoi Nietzsche peut écrire ici : « Il honore en choisissant ». Il vaudrait mieux traduire : il vénère dans la mesure où il élit. Dans la troisième partie du livre, au n° 5 du texte consacré au Zarathoustra, nous pouvons lire : « Les natures nobles, celles qui ne savent vivre sans vénérer, sont rares

 

Signification profonde de Ecce Homo – voici l’homme que je suis ! – : ein auswählendes Princip, un principe qui sélectionne. Comprendre ce que signifie cette locution qui à tous points de vue est puisée à la source de la pensée de Nietzsche, c’est nous mettre en route vers une entente très haute et très profonde de la pensée de Nietzsche elle-même. Comme souvent, il n’est pas mauvais de prendre appui, comme on s’appuie contre un mur, sur tous les contresens qui circulent. Nous commencerons donc par exposer l’interprétation fausse du principe de sélection. Sa forme pour l’instant indépassée (mais nullement indépassable) est l’eugénisme nazi. Pourquoi est-ce un contresens par rapport à ce que pense Nietzsche ? Parce que ce que vise Nietzsche par sélection interdit de penser dans cette direction. D’abord il dit non pas sélection, mais élection. Quelle est la différence ?

La sélection sépare en mettant de côté ce qui ne doit pas être retenu. Or cette mise de côté ne peut finalement être réalisée que par anéantissement de ce qui ne doit pas être retenu.

L’élection au contraire, au sens rigoureux, ne sépare pas. Il ne s’agit pas d’isoler un élément particulièrement recherché au milieu de matériaux bons seulement à être éliminés. Élire, c’est simplement : faire ressortir ce qui a été choisi. Pour nous aider à garder le cap, prenons une image. Rainer Maria Rilke, si proche de Nietzsche par tant de fraternité, dit en parlant  pour ses pairs : « Nous sommes les abeilles de l’invisible

L’abeille butine les fleurs, qui sont ainsi la nourriture des abeilles. Mais loin de détruire les fleurs dont se nourrissent les abeilles, l’abeille qui butine est, en un sens, celle qui en dansant de fleur en fleur devient fleur elle-même – cette fleur grâce à laquelle les plantes se reproduisent. L’abeille, ainsi, sélectionne les fleurs, mais au sens de Nietzsche.

Ici, il faut examiner attentivement la phrase qui commente la locution que nous cherchons à bien entendre : il vénère dans la mesure où il choisit. Er ehrt, indem er wählt Ehren signifie à la fois “honorer” et “vénérer”. Plus précisément encore, et en nous référant à Kant : ehren, c’est respecter. Chez Kant, le seul respect véritable est le respect de la loi morale. Ainsi, il n’est permis à nul être humain de respecter quiconque, à moins qu’à travers cette personne se puisse entrevoir la loi morale.

Nietzsche ne reproche pas à Kant d’avoir érigé le respect comme critère de l’action. Ce qu’il lui reproche, c’est de moraliser le respect. Il suffit de transformer la loi morale de Kant en loi de la vie pour déboucher sur une pensée qui convienne à Nietzsche. Mais la loi de la vie n’est-elle pas le “struggle for life” des darwiniens ? Nietzsche se méfie de tout ce qui vient du domaine anglais, parce que la philosophie anglo-saxonne retombe toujours à l’utilitarisme. Bien sûr que la vie est bataille. Nietzsche dit même tout simplement : une guerre ­– comme il le dit en toutes lettres au n° 7 de la première partie. Mais cette guerre se définit tout à fait bien par la phrase : il vénère dans la mesure où il choisit. Exemple : le lion le plus accompli choisit l’antilope la plus rapide, et c’est elle qu’il chasse, car elle est la meilleure (il n’est pas du tout sûr que ce soit cela qui se passe en réalité. Mais c’est que la “réalité” n’est jamais assez réelle !)

Dans la sélection artificielle, l’éleveur qui veut obtenir le meilleur cheval de course, quel but poursuit-il donc ? L’utilitaire répond : il cherche le meilleur rendement. À quoi Nietzsche rétorquerait : la vraie sélection cherche le plus bel animal. (Lequel est davantage dans la vérité,  celui pour qui la beauté se mesure à l’utilité, ou bien celui qui affirme que la plus grande utilité est la beauté ?)

Une chose est certaine : dans l’élection, au sens nietzschéen de la sélection, il n’y a plus aucune place possible pour la haine. Ce dont se détache ce qui est élu, n’est pas rejeté – il est tout simplement laissé à son niveau, vers lequel on ne peut plus que jeter un regard – qui ne saurait être condescendant (est-ce que ce sera un regard… exaltant ? En quel sens… ou pour être plus clair : qui en sera exalté ?).

À présent, nous sommes mieux armés pour traduire la phrase : « Er ehrt,  indem er wählt… : Il s’honore cependant qu’il élit. » Ce que choisit celui qui remonte la pente, ce ne peut être (selon le mot du poète) que l’un de ces “alliés substantiels” qui aident au mouvement ascensionnel. Comment donc s’effectue le choix ? Nulle “volonté” – du moins si l’on entend par “volonté” ce détournement de la volonté fondamentale qu’est la volonté d’un “sujet”, lequel intellectualise son vouloir, en voulant en être le maître. Au contraire, ce qui choisit, c’est la fragile, mais en même temps formidable volonté de puissance. Sans doute, le lion trop individualisé choisira-t-il la proie la plus facile. Mais nous autres, dit Rilke (et il s’adresse ainsi à tout ce qui vit intensément), notre principe, c’est de ne chercher que le plus difficile. Nietzsche vénérait les plantes qui poussent aux limites des glaciers.

Pourquoi avons-nous à présent traduit par il s’honore, et non pas par : il vénère ? C’est parce que si est bien choisi ce qu’il faut, en conformité avec le principe du choix (c’est-à-dire avec le summum de vitalité), alors, du même coup, celui qui a choisi reçoit lui-même un surcroît de vitalité. Faire un tel choix ressource. Ainsi, la vitalité rejaillit sur le choisisseur (au moyen-âge, choisisseur était “celui qui aperçoit”, “celui qui voit”).

L’honneur dont il est question à présent n’est pas de ces honneurs extérieurs dont Flaubert disait lapidairement qu’ils déshonorent. C’est au contraire cet honneur primordial qu’est le rayonnement de la vigueur. Au XVIIe siècle on usait encore dans ce sens du beau mot de gloire, que nous faisons bien d’entendre au sens de la locution : “tout auréolé de gloire”. Ce qu’il choisit, le choisisseur l’honore en le reconnaissant comme vie; et le reconnaissant comme tel, il s’en imprègne lui-même. Goethe, dont Nietzsche vénère la mémoire, écrivait : “L’admirateur s’égale à l’objet de son admiration.” Passons sur la dureté de cette pensée (celui qui admire quelque chose de bas s’en rabaisse d’autant). Mais dans le mouvement inverse, admirer ne peut être que se hausser jusqu’à ce qui est plus haut que soi.

Maintenant, nous pouvons voir ce que signifie le principe d’élection. Il est ce qui forme l’élite. Mais l’élite n’est précisément pas un groupe occupé à se distinguer du commun. Elle est ce qui est capable de voir dans le commun le mouvement abyssal de la volonté de puissance. Être un principe d’élection, c’est le contraire de mépriser. Dans le texte consacré à la guerre (n° 7 de la première partie), Nietzsche écrit : « Là où l’on méprise, impossible de mener une guerre; là où l’on donne des ordres, où l’on voit quelque chose en-dessous de soi, on n’a pas à mener de guerre

Si l’on pense ainsi le principe d’élection, il faut convenir que la vie elle-même est, et n’est rien d’autre que : principe d’élection. En d’autres termes : la vie est en son cœur principe d’élection. Mais n’avons-nous pas noté depuis longtemps que Nietzsche déterminait la vie comme volonté de puissance ? En effet, et cela signifie donc que volonté de puissance et principe d’élection ne font qu’un. Volonté de puissance ne doit pas être entendu à partir d’une très fausse idée de la puissance. Volonté de puissance signifie : volonté d’être toujours davantage en état de vouloir. Être toujours davantage en état de vouloir, telle est la seule volonté réelle.

Par conséquent ce que choisit chaque fois le principe d’élection, c’est ce qui va permettre de vouloir plus. C’est un véritable choix, c’est-à-dire un véritable crible (Nietzsche écrit bien en parlant de Kant au n° 2 du texte consacré à son livre Le cas Wagner dans la troisième partie : « Leibniz et Kant, les deux plus grands freins à la probité intellectuelle de l’Europe ! » – et pourtant Kant est le philosophe chez qui tout l’effort de la raison est tendu par l’entreprise critique. Quand Nietzsche parle du principe d’élection dans son effet, il l’appelle : « la grande raison.»)

Choisir, ce n’est plus ni une entreprise intellectuelle de peser le pour et le contre, ni un processus aveugle (ce que l’on appelle un peu à la va-vite le hasard). C’est une lucidité infaillible, bien qu’absolument immaîtrisable. C’est pourquoi le choisisseur est essentiellement lent, non pas de cette lenteur indécise qui attend que la décision se prenne ailleurs que chez lui, mais de cette lenteur vitale et patiente qui est celle du mûrissement. Choisir, c’est être patient. Et être patient, c’est savoir passionnément attendre. Seule, cette patience garantit l’attention. Et qu’est-ce que l’on attend ainsi ?

Les Grecs le nomment καιρός : le bon moment, c’est-à-dire le moment où les choses sont à point. Ainsi s’éclaire la fin du n° 2 (« Il réagit à toute stimulation avec lenteur…»). Aucune précipitation. Comme il s’agit du temps, Nietzsche en fait aussitôt paraître les trois visages : attendre le futur, oublier le passé, cueillir le présent. Oublier le passé n’est pas une obligation absolue : c’est oublier dans le passé ce qui pèse et risque d’entraver l’ascension.

Un tel être d’élite n’est plus du tout ce que nous appelons un individu, bien que soit naturellement honoré tout ce qui en lui est individuel. C’est pourquoi Nietzsche peut en toute rigueur, dans le n° 3 qui va suivre, articuler un langage qui paraît au premier abord sacrilège. Il écrit en effet : « Me croire en quelque façon “apparenté” avec ce genre de canaille [il s’agit de la race de sa mère et de sa sœur] serait blasphémer à l’encontre de ma divinité ». Le simple fait que Nietzsche puisse parler de sa divinité signale qu’il ne se voit plus, là, que comme celui en qui travaille pour ce temps-ci la divinité de la vie. Il ne se prend pas pour un Dieu. Il reconnaît en lui la force absolument transcendante de la volonté de puissance. De fait, Nietzsche est bien le penseur de la volonté de puissance.

 

Nouvelles remarques de traduction :

Jusqu’à présent, nous avons traduit ehren par honorer ou vénérer (avec même une incursion jusqu’au respect kantien. Tous ces termes disent quelque chose de l’attitude propre que dit le verbe allemand. Ajoutons encore une nuance :

Ehren vient d’une racine indo-européenne *ais- qui se retrouve dans le verbe grec ai[domai. Ce verbe décrit l’attitude de qui est devant la divinité.

Nietzsche écrit quelque part qu’il a la faculté de voir toujours “le geste derrière le mot”. Quel est le geste, la disposition du corps que dit le mot ehren ? En français, cette disposition est très exactement décrite par notre beau terme de révérence, qui dit en effet ce que c’est que révérer. Il suffit de décrire une révérence. Nous autres, qui sommes des hommes pour qui seule compte et est réelle la causalité, nous prétendons comprendre une révérence en l’interprétant comme le geste qui correspond à un rapport de force. Que la force soit oppressive, et la révérence est raide et mécanique ; ou bien la force est douce, et la révérence est de parade. Mais la véritable révérence a ceci d’essentiel qu’elle est nécessairement gracieuse (sans grâce, plus de révérence). Le propre de la révérence est de rendre grâce. Alors, le rapport que soutient la révérence n’est plus du tout un rapport de force. L’être humain s’y incline sans s’abaisser. Le divin ne demande pas forcément la prosternation.

Qu’est-ce que révérer ?

Le “re-” y est le même que dans respect, et désigne ce mouvement de reprise par lequel l’action que décrit le verbe, comme on dit, “reprend de plus belle”. Révérer est donc en quelque sorte l’intensif de vérer (verbe qui n’existe pas à lui seul chez nous) – plus exactement donc l’intensif de vereor (que l’on traduit vaille que vaille par : “éprouver une crainte religieuse ou respectueuse pour…”). Sa racine est *war – qui se retrouve dans le français garde, dans l’anglais beware et dans le grec ‘οράω : je vois.

En français, la locution “prendre garde” dit très bien cette constellation de sens. N’oublions pas que prendre garde, c’est l’attitude qui s’impose quand retentit l’exclamation : “Attention, danger !” Toujours et partout où il y a rapport de l’homme au divin, il se comprend d’abord plus ou moins à partir de la frayeur.

Regardons maintenant les deux autres verbes qu’emploie Nietzsche, toujours dans ce n° 2 de la première partie, à la suite du verbe “élire”. Il écrit, en apposition, « indem er zulässt, indem er vertraut ».

Zulassen signifie simplement laisser parvenir jusqu’à soi. Dans la vraie révérence, il n’y a pas plus d’approche que d’éloignement. C’est une sorte de va et vient, qui mime l’acceptation de ce qui se trouve en face, et donc qui laisse venir jusqu’à soi, éventuellement, ce qui pourrait vous en faire la grâce. Le latin ad-captare, d’où vient notre “acceptation”, dit plus que l’allemand zulassen. C’est en effet non seulement laisser venir jusqu’à soi, mais : faire venir jusqu’à soi (comme si la révérence avait quelque pouvoir captateur). Mais le sens courant du verbe accepter est tout à fait celui de zulassen. Ne s’opposant pas à cette venue, le révérant “fait confiance” – « er vertraut ».

Mais de ces trois verbes qui décrivent la révérence (… « cependant qu’il choisit, qu’il accepte, qu’il fait confiance »), le premier semble à présent presque inconvenant. Mais il ne s’agit en fait nullement d’une imprécision dans la pensée de Nietzsche.

Choisir ne serait inconvenant que si c’était l’activité arbitraire d’un sujet souverain (exemple plus terre-à-terre d’un tel choix arbitraire, le choix du menu dans un restaurant. Là, le principe du choix est une envie d’autant plus sophistiquée que celui qui choisit n’a pas faim). Nietzsche insiste toujours sur la superficialité de la conscience. Chez lui, un choix est d’autant moins réel qu’il est plus “réfléchi”. Le principe d’un vrai choix, c’est la volonté de puissance. Dans le vrai choix, je ne sais ce que j’ai choisi qu’après avoir choisi.

Conséquence : cet homme, qui est le contraire du décadent, « ne croit ni au “malheur”, ni à la “faute”. »

Malheur – Unglück – à comprendre comme le contraire de Glück (l’anglais lucky – le chanceux – dérive de Luck, qui est le même mot que Glück), c’est-à-dire non pas le bonheur compris comme un état (en ce sens, le bonheur, comme dit Kant est un concept usurpé), mais compris comme réussite, ou coup de chance. Malheur est donc entendu ici comme malchance.

 Même remarque à propos de la faute. S’il n’y a pas de faute, c’est que le révérant a toujours vécu en toute innocence. Son choix n’a donc pas sa source dans la conscience ou la réflexion. Mais comment peut-il ne pas croire à la malchance ? Demandons-nous plutôt : qui croit à la malchance ? La réponse est claire : tous ceux qui ne sont pas assez forts.

Malchance et faute renvoient toutes deux au passé, ou plus exactement, elles sont des effets de rétrospection. C’est pourquoi Nietzsche ajoute : « il sait oublier ». L’oubli dont il est question est le contraire  du ressentiment. Contre soi, le ressentiment tourne en remords ; contre l’univers, en rancune. Lisons la dernière phrase de ce développement : « er wird fertig, mit sich, mit Anderen, er weiss zu vergessen – er ist stark genug, dass ihm Alles zum Besten gereichen muss. (Il sait venir à bout, de soi, des autres, il sait oublier – il est assez fort pour que tout, pour lui, nécessairement tourne à son avantage.) »

Dans cette phrase, nous soulignerons d’abord la progression : lui-même – les autres – tout. Ensuite le mode de progression : on passe de soi à tout pour soi – non pas dans un sens possessif, mais tout au contraire, au sens où le soi isolé n’est qu’une fiction, alors que venir à bout de soi, c’est proprement finir par faire de soi le miroir de tout. Tel est le sens de la dépersonnalisation nietzschéenne. Si nous pensons dans cette direction, la “folie”de Nietzsche prend un tout autre visage.

 

Parvenus à la fin du n° 2 de cette première partie, nous percevons plus clairement la signification du titre Ecce Homo. Nietzsche écrit pour faire connaître quelque chose. Non pas lui, non pas l’individu Frédéric Nietzsche, mais cet homme chez qui le monde tel qu’il est parvient à s’entendre en toute clarté. La fin du livre résumera l’intention générale. Elle s’intitule : Pourquoi je suis un destin (Warum ich ein Schicksal bin). L’allemand est bien plus directement intelligible. Cela s’entend comme : Pourquoi, avec moi, il y va du destin de l’humanité.

Le titre du livre signifie donc exactement :  Voici l’homme en qui le problème de la survie de l’humanité s’est enfin pleinement formulé.

De là se comprend tout un côté du style de ce livre. Il s’agit en effet pour Nietzsche d’y produire ses titres. D’où la tripartition qui précède la dernière partie, ou finale (n’oublions pas que Nietzsche se pense également comme un musicien) :

 

Warum ich so weise bin

Warum ich so klug bin

Warum ich so gute Bücher schreibe

Ce qui signifie

Pourquoi je suis celui qui sait

Pourquoi ce savoir, chez moi est exalté jusqu’à en savoir plus

Pourquoi tout ce que j’ai écrit découle de ce savoir éminent.

Les deux premiers numéros de la première partie (qui sont à proprement parler une introduction musicale) sont consacrés à la décadence et au contrepoint à la décadence.

 

C’est à titre de décadent que Nietzsche prend d’abord la parole. Pourquoi ? Parce que la décadence n’est autre de le destin de l’Occident. Remarquons en passant que “Occident” signifie décadence (Occident = ponant, couchant, déclin ; par opposition à Levant, Orient). Autrement dit : lorsque Nietzsche commence en disant qu’il est décadent, il ne s’agit pas d’une déterminant psychologique, voire psychiatrique. Cela signifie au contraire : je suis un occidental-type. C’est donc en tant qu’occidental que parle le philosophe Nietzsche. Le philosophe Heidegger dira de même : la philosophie en général est l’histoire secrète de l’Occident.

Écrire “je suis un décadent”, ce n’est pas chez Nietzsche une remarque anecdotique, comme cela peut l’être chez les “décadents français” (Joris-Karl Huÿsmans etc.). C’est un diagnostic portant sur la situation historique du monde – ce qui explique le style dans lequel Nietzsche prononce son constat, ce style dont Heidegger dira qu’il est tendu par l’insoutenable urgence du cri d’alarme. Mais si Nietzsche parle légitimement au nom de l’Occident, c’est parce qu’il entreprend la tâche la plus périlleuse de toute l’histoire occidentale : ouvrir la possibilité de survie. Il écrit quelque part : nous allons tenter une expérience avec la vérité. Peut-être que l’humanité va en périr – eh bien allons-y !

Cette dernière phrase n’est pas monstrueuse. Nietzsche n’est pas suicidaire. Il a au contraire l’attitude du médecin qui, face à un être moribond, tente le tout pour le tout : tuer la mort, avec l’espoir de sauver le malade. Tout l’effort de Nietzsche s’inscrit dans la perspective d’une situation désespérée où, cependant, la vie elle-même exige de ne plus s’abandonner au désespoir.

Dans le discours de remerciement pour la célébration de ses 80 ans, Heidegger termine son allocution en disant à peu près ceci : nous ne savons pas comment notre histoire va tourner. Mais une chose est sûre : il ne nous est pas permis de nous plaindre. Ce que nous avons à faire, c’est : questionner.

 

 

Avec le n° 3 de la première partie, nous entrons de plain-pied dans les problèmes généraux que pose l’édition des textes de Nietzsche.

Car le texte n’est pas le même dans les diverses éditions allemandes. Et les divergences proviennent d’options particulières. Les deux textes proposés comme n° 3 ne se ressemblent guère. Ce sont néanmoins des textes indéniablement écrits par Nietzsche. Pourquoi choisir celui-ci plutôt que celui-là ? Nous voici au cœur d’une question philologique essentielle.

Évoquons d’abord le problème général de l’édition des œuvres de Nietzsche. Lorsque Nietzsche devient “fou” en janvier 1889, il est ramené de Turin à Bâle, puis à Iéna, à proximité de Naumburg où vit sa mère. Il restera dans la clinique du Dr Otto Binswanger jusqu’au mois de mars 1890. À ce moment, sa mère aura déménagé de Naumburg pour s’installer elle-même à Iéna, et prendre chez elle son fils malade. C’est à l’automne 1893 qu’Elisabeth Förster-Nietzsche reviendra du Paraguay à Iéna pour s’occuper à la fois de sa mère et de son frère. C’est elle qui s’attaque à la tâche de rassembler tous les manuscrits de Nietzsche ; pour cela elle parviendra, dès l’année suivante, à fonder les “Archives Nietzsche”, qu’elle installe à Weimar, où elle ramène son frère après la mort de leur mère ; elle cherchera alors qui va bien pouvoir diriger une édition des textes non publiés. Dans un premier temps, il semble qu’elle aurait accepté un principe d’édition classique. Mais elle constate rapidement que personne ne se propose pour ce travail. Notons qu’elle-même ne présente aucune compétence philologique réelle. C’est pourquoi elle se tourne vers les intimes de Nietzsche.

Le personnage le plus caractéristique à cet égard est le fidèle d’entre les fidèles : Peter Gast (que l’on voit apparaître ça et là dans les derniers textes de Nietzsche, sous le nom de Maestro Pietro Gasti). Peter Gast est le nom, ou plutôt le pseudonyme du musicien Heinrich Köselitz qui, lecteur précoce des premiers livres de Nietzsche, était venu l’écouter à Bâle, et restera proche de lui jusqu’à la fin de sa vie. L’avantage majeur de ce premier choix réside dans le fait que Peter Gast avait plusieurs fois déjà aidé Nietzsche lui-même à mettre au point ses manuscrits pour la publication. Intime de Nietzsche, il connaissait à la fois la pensée de son ami, et surtout : c’était un habitué du déchiffrement de l’écriture de Nietzsche.

Elisabeth Nietzsche – qui présente indubitablement par certains côtés, les traits caractéristiques de la sœur abusive, mais sans l’énergie et l’esprit d’entreprise de laquelle l’édition des textes de Nietzsche n’aurait assurément pas été menée si rondement – Elisabeth Nietzsche était entre temps devenue la veuve d’un personnage aberrant, Bernhard Förster, très représentatif d’un mouvement à l’époque en plein essor partout en Europe : l’antisémitisme (d’où la tentative d’émigration au Paraguay,  entreprise après son mariage avec Elisabeth, pour y fonder la colonie modèle “Germania”. L’aventure se soldera par un échec lamentable, suivi de la mort dudit Förster, et du retour d’Elisabeth en Allemagne).

Peter Gast travaille donc à Weimar de 1900 à 1908. Mais peu à peu il entre en conflit avec Elisabeth, ce qui a pour résultat de bloquer l’édition. Dès lors commence ce qu’il faut bien appeler une valse des responsables de l’édition. Il en résulte une situation qui rend très difficile un travail scientifiquement inattaquable. Mais les tomes paraissent cependant les uns après les autres. Ce qui se dégage de plus en plus, c’est l’autorité toujours croissante d’Elisabeth Förster-Nietzsche sur toute l’entreprise. Elle s’institue propriétaire des manuscrits, légataire de la pensée de son frère, et comme elle ne mourra, presque nonagénaire,  que vers la fin de l’année 1935, aucun accès aux manuscrits ne pourra plus se faire qu’à travers elle.

 

Quant à l’édition elle-même, il faut distinguer deux stades :

 

– De 1901 à 1917, la première édition, appelée depuis la “Großoktav” (in octavo), publiée en 16 volumes chez l’éditeur Kröner à Leipzig. Cette édition est restée l’édition de référence jusqu’au début des années 1930. Le même éditeur Kröner publiera à partir du texte de la Großoktav une petite édition des œuvres de Nietzsche qui continue d’être régulièrement réimprimée de nos jours. Cette édition contient : tous les livres publiés du vivant de Nietzsche (dont le texte est correctement établi, à d’infimes variantes près) ; et des choix de textes inédits du vivant de Nietzsche, rassemblés suivant des plans plus ou moins empruntés aux brouillons de Nietzsche lui-même. L’idée qui préside à ce type d’édition est l’idée classique de l’œuvre achevée, voire même de l’œuvre philosophique organisée en système. Or c’est un fait que Nietzsche lui-même, jusqu’au milieu de l’année 1888, esquisse plusieurs plans pour un ouvrage systématique, auquel il donne même un titre : La volonté de puissance, essai de transmutation de toutes les valeurs. Mais tel qu’il a été publié, ce n’est pas un livre que Nietzsche a lui-même composé. Il rassemble toutefois des textes indéniablement écrits par le philosophe, un peu comme les Pensées de Pascal, telles qu’elles ont été éditées dans un ordre différent de celui des manuscrits.

– En 1932, Elisabeth Förster-Nietzsche lance l’idée d’une édition critique, qui doit être publiée selon tous les critères de scientificité, c’est-à-dire en particulier, pour ce qui concerne les inédits, selon l’ordre des manuscrits. À cette fin, un directoire est constitué, auquel Elisabeth confie l’ensemble des manuscrits existants. Cette édition commence à paraître dès 1932 et se poursuit dans les premières années du régime national-socialiste. En 1933 en effet, Hitler accède au pouvoir, et annonce un soutien gouvernemental à la nouvelle édition, cette fois inattaquable philologiquement, des Œuvres Complètes. C’est vers ce moment qu’Hitler rend pompeusement visite à la vieille dame, qui lui remet solennellement le Wanderstab de son frère (le bâton avec lequel il avait l’habitude d’aller se promener). (Seconde anecdote : lorsqu’Hitler se rendra en visite chez Mussolini, il apportera à son collègue les 16 volumes de la Großoktav des années 1900.)

Le directoire de la nouvelle édition rassemble un certain nombre de personnalités du monde universitaire de l’époque, par exemple les philologues Walter-Friedrich Otto et Wolfgang Schadewaldt, et des philosophes, dont Heidegger. Le secrétaire de ce directoire est Karl Schlechta. Tous ces gens travaillent très sérieusement et commencent par publier une dizaine de tomes contenant d’une part les textes de jeunesse de Nietzsche (jusqu’aux premiers textes consacrés à la philologie classique), et d’autre part la correspondance de la même période.

Les années passent, l’édition devient de plus en plus dépendante (Elisabeth étant morte entre temps) de la propagande dirigée par le Dr Goebbels. C’est la raison pour laquelle les membres du directoire démissionnent les uns après les autres, ce qui a pour conséquence l’arrêt de l’édition. Cela arrange, semble-t-il, tout le monde, vu que les objectifs immédiats de la propagande se révèlent incompatibles avec la parution de textes d’un philosophe aussi rigoureusement anti-national qu’anti-socialiste.

Avec la chute de l’hitlérisme, l’édition de 1932 se trouve définitivement enterrée, d’autant plus que les troupes soviétiques s’emparent des manuscrits de Nietzsche et les transfèrent à Moscou. On connaît par chance depuis 1900 le contenu exact des cahiers de Nietzsche, recension refaite par Karl Schlechta vers 1932. Dans les années 50, le gouvernement soviétique restitue solennellement à la République Démocratique allemande l’ensemble des manuscrits qui reviennent  ainsi à Weimar, où ils sont désormais registrés au sein du Goethe-Schiller-Archiv. C’est dans ce cadre que deux philologues italiens, G. Colli et M. Montinari décident de mener à bien une nouvelle édition critique. Celle-ci paraît depuis plusieurs années grâce à un pool d’éditeurs occidentaux : De Gruyter à Berlin-Ouest, Gallimard à Paris, Adelfi à Milan et Hakusuisha à Tokyo.

Cette édition procède autrement que celle de 1932, en revenant aux principes de la Großoktav : Sont publiés d’abord les textes que Nietzsche a fait paraître de son vivant, puis les manuscrits des époques correspondantes – mais dans un ordre strictement chronologique –, si bien que l’on possède aujourd’hui tout ce que Nietzsche a écrit depuis La Naissance de la Tragédie jusqu’en janvier 1889.

Manquent encore : tous les écrits de jeunesse et toutes les lettres. [ceci est écrit début 1978, f.f. 2004]

 

Après ces considérations générales sur l’édition de Nietzsche, abordons la question des variantes qu’illustre concrètement l’existence de deux textes bien distincts pour le n° 3 de la première partie d’Ecce Homo.

Comment caractériser globalement cette différence ? Le texte des anciennes éditions est beaucoup plus “objectif”, descriptif, distancié, que le nouveau texte, celui de l’Édition Colli-Montinari. Ce dernier présente une tonalité “vibrante”, reflétant une émotion qui affleure partout. Il est par ailleurs bien plus violent, et donne l’impression d’exploser dans plusieurs directions, jusqu’à s’achever par des points de suspension – qui mettent ainsi en suspens le texte, qui de ce fait ne se “conclut” pas. Dans ce texte d’un seul tenant qui comporte 44 lignes, les points de suspension apparaissent à la ligne 16 (autour de l’évocation de la mère et de la sœur), puis reparaissent à la ligne 32 (autour de l’évocation de Cosima et de Richard Wagner), et enfin aux deux dernières lignes du texte.

Mais rien ne sera plus éclairant que la citation de la dernière phrase. Dans sa version ancienne : « Pour entendre ne serait-ce que quelque chose à mon Zarathoustra, peut-être doit-on être conditionné de façon analogue à la manière dont je le suis, – avec un pied par-delà la vie… »

Il s’agit bien d’une “condition” ; mais la condition dont parle ici Nietzsche n’est justement pas “l’ humaine condition”, dans la mesure où la “manière” dont l’homme qui parle ici ne peut se comprendre que si l’on songe à ceci qu’elle est, cette manière, entièrement axée sur l’effort de penser la vie comme volonté de puissance, c’est-à-dire comme tension par-delà la vie, en direction d’un surcroît de vie. Souvenons-nous : Nietzsche écrit que l’homme doit être dépassé. Par qui ? Par l’homme devenant lui-même ce qu’il est, à savoir surhomme.

Les points de suspension de la première version dessinent exactement la situation de l’homme se dépassant lui-même : il est non pas sur ses deux pieds, c’est-à-dire stable et arrêté, mais dans un équilibre précaire : celui de la marche.

Dans la seconde version, la dernière phrase dit : « Les grands individus sont les plus anciens : je ne le comprends pas, mais Jules César pourrait être mon père – ou bien Alexandre, ce Dionysos fait chair… À l’instant même où j’écris, la poste m’apporte une tête de Dionysos… »

Ce n’est plus du tout le même texte – mais est-ce une pensée autre ? Nietzsche à présent ne parle plus de Zarathoustra, mais de César, d’Alexandre et de Dionysos. Zarathoustra était le prophète de la volonté de puissance comme éternel retour de l’identique. César et Alexandre font paraître, dans une âme et un corps, ce que proclame Zarathoustra. Quant à Dionysos, il est le Dieu qui passe de la vie à la mort et de la mort à la vie – le Dieu dont le domaine est entre la vie et la mort, mais de telle sorte que la vie et la mort ne prennent toute leur signification qu’à partir de cet entre-deux où il va et vient.

Au fond, les deux variantes consonnent. Les deux textes sont réellement deux variantes, sinon même deux variations. Principe de lecture : on ne peut lire le n° 3, le lire vraiment, que si l’on a vu l’unité à partir de laquelle les deux textes paraissent à titre de variations sur un même thème. Ce principe frappe d’inanité le projet de présenter l’une des deux versions comme plus authentique que l’autre. En effet, si l’unique souci des éditeurs est de révéler une falsification du texte, on peut affirmer que la nouvelle édition n’a pas, au fond, d’autre but que la première. Méfions-nous d’une perspective unilatéralement démystificatrice.

 

C’est dire qu’une étude sérieuse du n° 3 devrait être exclusivement menée par le souci de comprendre le sens nietzschéen des propos de Nietzsche à ce moment du livre. Or quelle est l’intention de Nietzsche ? C’est de montrer pourquoi il est si sage – démonstration qui a été entamée dans les deux premiers numéros sous la forme :

parce que je suis un décadent

et parce que je suis en même temps le contraire d’un décadent.

 

Le n° 3 parle en fait de l’unité de ces deux contraires. Dans la première variante, l’unité est dite plus sereinement. Elle se dit à travers l’évocation par Nietzsche de son père. « Je considère, dit-il, comme un grand privilège d’avoir eu un tel père. » Sous l’évocation de son père, Nietzsche peut parler de sa mère sans violence. Dans la seconde variante au contraire, la figure centrale est celle de sa mère. Et l’unité paraît alors comme douloureuse et même comme presque insupportable.

On peut dire que la seconde version, celle qui parle disharmoniquement et avec peine, va plus loin que la première. Mais en quel sens ? Dans le sens où, en elle, s’annonce (pour nous autres, qui venons après Nietzsche) la catastrophe à laquelle Nietzsche n’échappera plus quelques semaines plus tard. En ce sens-là, la seconde version présente un caractère prémonitoire.

Examinons la seconde version. En voici le texte entier :

 

« Je considère comme un grand privilège d’avoir eu un tel père : les paysans devant lesquels il prêchait – car après avoir vécu quelques années à la Cour d’Altenburg, il était pasteur pendant les dernières années de sa vie – les paysans disaient qu’un ange devait avoir ce visage-là. – Ainsi, je touche à la question de la race. Je suis un noble polonais pur sang, auquel n’est mêlé aucune goutte de sang mauvais, surtout pas de sang allemand. Si je cherche ce qui m’est le plus profondément opposé, l’insondable vulgarité des instincts, je trouve alors toujours ma mère et ma sœur [noter qu’en allemand, Nietzsche écrit un seul pronom possessif, ce qui a pour effet quelque chose comme : ma mère et la sœur], – me croire apparenté à une telle canaille serait un blasphème à l’encontre de ma divinité. La manière dont je suis traité par ma mère et ma sœur, jusqu’à l’instant présent, m’inspire une indicible horreur : ici travaille une parfaite machine infernale, avec une infaillible sûreté, en vue de trouver l’instant où l’on peut me blesser jusqu’au sang – dans mes instants les plus hauts, … car alors manque toute force pour se défendre contre la venimeuse vermine… La contiguïté  physiologique rend possible une telle disharmonia praestabilita… Mais j’avoue que la plus profonde objection contre l’éternel retour, ma pensée proprement la plus abyssale, c’est toujours mère et sœur. – Mais en tant que polonais aussi, je suis un terrible atavisme. Il faudrait remonter des siècles en arrière pour trouver cette race, la plus noble qui jamais fut sur terre, dans l’état de pureté des instincts où je l’incarne. J’ai contre tout ce qui s’appelle aujourd’hui noblesse le souverain sentiment d’être distinct, – au jeune empereur allemand, je n’accorderais pas l’honneur d’être mon cocher. Il n’y a qu’un seul cas où je reconnaisse mon égal – je l’avoue avec profonde gratitude. Madame Cosima Wagner est de loin la nature la plus noble ; et afin de ne rien taire, je dis que Richard Wagner était l’homme qui m’était de loin le plus apparenté… Le reste est silence… Toutes les idées ayant cours sur les degrés de parenté sont un non-sens physiologique insurpassable. Le Pape, aujourd’hui encore, fait commerce de ce non-sens. Le moins apparenté, on l’est avec ses parents : ce serait le signe le plus extrême de vulgarité que d’être apparenté à ses parents. Les natures supérieures ont leur origine infiniment plus loin en arrière : c’est en vue d’elle qu’il a fallu le plus longtemps rassembler, épargner, accumuler. Les grands individus sont les plus anciens : je n’y comprends rien, mais Jules César pourrait être mon père – ou bien Alexandre, ce Dionysos fait chair… À l’instant où j’écris cela, la poste m’apporte une tête de Dionysos… »

 

Il s’agit maintenant d’interpréter ce texte. Comme milieu de l’interprétation, nous allons prendre une phrase où tout le mouvement de la pensée de Nietzsche se résume : « En tant que Polonais aussi, je suis un terrible atavisme ».

L’atavisme, c’est : “la forme d’hérédité dans laquelle l’individu hérite de caractères ancestraux qui ne se manifestaient pas chez ses parents immédiats”. Nietzsche qualifie cet atavisme de “terrible” (en allemand : ungeheuer). La nuance n’est justement pas terrible au sens propre (qui plonge dans la terreur), mais, tout comme “formidable”, au sens de ce qui cause une surprise saisissante tellement c’est inattendu.

L’atavisme de Nietzsche est formidable. Nous avons déjà vu en quel sens : Nietzsche se présente comme un fantastique hybride de décadence et de contre-décadence, aussi fantatisquement monstrueux que l’était, à l’envers de lui, Socrate à l’autre bout de l’histoire. Cet atavisme est réellement formidable en ceci qu’il réunit la plus absolue vulgarité à la plus inextinguible noblesse. L’hérédité immédiate est celle de la vulgarité. L’héritage lointain, l’héritage vrai, c’est celui de la noblesse native. Dans ce texte, Nietzsche saute de ses parents immédiats à ses ancêtres véritables – ce qui est la manière la plus ostensible de neutraliser une conception biologique de l’hérédité.

Les termes de “race” et de “sang” sont bien présents ici, mais Nietzsche opère avec eux une très étonnante transmutation. Nous savons tous que race et sang vont devenir le cœur de l’idéologie (il vaudrait mieux, comme avec toute idéologie, parler d’élucubration) nazie, c’est-à-dire le moteur d’une entreprise criminelle. Or ce qu’il y a de remarquable dans notre texte, c’est que les deux notions sont traitées de manière telle qu’elles ne sont plus réductibles à la biologie.

 Preuve : dans la législation raciale des nazis, la pureté du sang s’établit par le décompte des ancêtres immédiats, c’est-à-dire des quatre grands-parents de chaque individu. Le cadre de la biologie au sens scientifique, c’est ce que Nietzsche désigne ici sous le nom de “contiguïté physiologique”, dont il dit qu’elle a n’a aucun poids de réalité, puisqu’on peut avoir pour mère et sœur des gens qui se trouvent être l’exact opposé de ce qu’on est soi-même.

Contiguïté désigne la simple proximité de contact, c’est-à-dire ce qui n’implique justement pas la continuité. D’où cette très étrange conception de la parenté : “le moins apparenté, on l’est avec ses parents.”

En allemand, la phrase sonne tout différemment. Apparenté se dit “verwandt”, un mot qui désigne une certaine “tournure” – et parents, “Eltern”, ce sont simplement les “plus âgés”. Les “apparentés” sont ceux qui ont une certaine tournure en commun (comme lorsqu’on parle en français d’une même tournure d’esprit. Mais la tournure prend d’abord un aspect corporel).

Être apparenté, selon Nietzsche, implique un ordre beaucoup plus profond que celui auquel atteint une physiologie. Il pourrait dire : on ne reçoit pas la manière dont on s’apparente, mais on la cherche. Et en particulier on la cherche en partant à la recherche de ce qui vous est proprement fraternel. En ce sens Nietzsche se découvre et se sent le frère de Pindare, et non d’Elisabeth Förster. Autrement dit : quand Nietzsche parle du sang, il ne parle pas (malgré les apparences) génétiquement. C’est un fait que Nietzsche est le philosophe qui partout met la généalogie à la place de la génétique.

Voyons, à l’horizon de ce que nous venons de dire, cet autre apparenté à Nietzsche : Goethe, le poète des Wahlverwandtschaften – des “affinités électives” comme aimait à se souvenir Stendhal. Mais ces affinités, ce sont bien des Verwandtschaften, des tournures qui apparentent. Or ces tournures, selon le mot de Goethe, sont électives – mais d’une manière telle que ce qui, en elles, élit n’est pas une liberté arbitraire. Nietzsche le précise : « Les natures supérieures ont leur origine infiniment plus loin en arrière. » Pour parvenir de cette origine jusqu’à une “nature supérieure”, la volonté de puissance, dans un temps qui est le plus long temps imaginable, rassemble peu à peu toute sa force, la capitalise et accumule toute son énergie.

Pourquoi Nietzsche se réfère-t-il toutefois à son père ? L’une des manières de répondre consiste à rassembler les réflexions de Nietzsche à propos de son nom. Ce nom n’est allemand que par son suffixe (-sche). Le radical, explique-t-il, est slave, et plus précisément polonais. Il peut être transcrit Nicki, et prononcé Nitzki. Nietzsche, par son père, se tenait pour issu de Pologne. Il y aurait beaucoup à dire sur le refus de la germanité. En particulier : que ce refus est l’une des constantes de l’esprit allemand. L’Allemagne en effet n’est pas une nation, n’en déplaise à Fichte qui, lors de l’occupation de l’Allemagne par les Français, sous Napoléon, a prononcé à Berlin tout un ensemble de conférences sous le titre de “Discours à la Nation allemande” (thème repris lors de la prise du pouvoir en 1933 par Hitler, sous la forme du slogan : “Deutschland, erwache !” (Allemagne, réveille-toi !).

Le seconde version du n° 3, dans sa tension extrême, dynamite (cf. plus loin dans le livre : «  Je connais mon lot… Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite. ») toutes les conceptions courantes de la biographie.

Après avoir parlé de son père selon le sang, le pasteur Nietzsche, le philosophe finit par reconnaître comme véritables pères Jules César, ou bien Alexandre. Et Nietzsche ajoute caractéristiquement :  je n’y entends rien, mais c’est ainsi. Dans cet aveu d’incompréhension s’exprime une simple vérité : il ne dispose d’aucune pensée pour pouvoir comprendre cela, puisqu’il travaille à dynamiter la conception classique du temps, pour que le surhomme puisse un jour vivre dans cette compréhension.

Or nous avons dans ce texte même un indice qui pointe dans cette direction. C’est l’incise où Nietzsche évoque sa “pensée la plus abyssale”, la pensée de l’éternel retour. Il vaut donc la peine de se pencher sur cette pensée. Comme on peut le lire dans la nouvelle édition, le mot qu’emploie Nietzsche est un néologisme. En allemand existe l’adjectif “gründlich”, qui qualifie tout bonnement quelqu’un qui va “au fond des choses”. Mais Nietzsche, à partir de ce mot très courant, fabrique l’adjectif “abgründlich”, c’est-à-dire ajoute à l’adjectif existant le préfixe “ab-”. L’Allemand qui lit ce mot y entend aussitôt le substantif  “Abgrund”, c’est-à-dire l’abîme. Mais Abgrund est bien plus parlant en allemand que notre mot abîme, car le préfixe ab- s’y entend directement, avec sa valeur propre, qui est celle du grec  ̉απ̀ο – lequel indique ce mouvement à nul autre semblable, que Jean Beaufret aimait appeler, reprenant un mot de Valéry, l’écart sans retour[3]. Abgrund : ce qui écarte de tout fond, comme par un saut qui vous en éloigne à jamais.

 

L’expérience de l’Abgrund peut se faire lors un tremblement de terre. Le sol se dérobe, plus rien où il soit possible de se tenir, le sol lui-même ne tient plus. En français, existe la locution “sans fond”. Abgrund, c’est le sans-fond qui s’ouvre quand on quitte tout fond.

 La pensée de l’éternel retour est, chez Nietzsche, cette pensée fondamentale de la béance du sans-fond.

Le dernier numéro (1067) du livre La volonté de puissance décrit ce chaos sans fond. Sommes-nous capables d’entendre le ton sur lequel, ici, parle Frédéric Nietzsche ?

 

 

« Et savez-vous aussi ce qu’est pour moi “le monde” ? Voulez-vous que je vous le montre dans mon miroir ? Ce monde : un monstre de force, sans commencement, sans fin, une ferme, adamantine grandeur de force qui ne devient pas plus grande ni ne diminue, qui ne s’use pas, mais ne fait que se changer, comme Tout inchangeablement  grande, une économie sans sorties ni rentrées, mais tout autant sans augmentation, sans profit, entourée par le “Rien” comme par sa limite, rien qui se perde, rien qui se dilapide, rien qui soit infiniment étendu, mais au contraire, en tant que force déterminée, installée dans un espace déterminé, et non pas dans un espace qui quelque part serait “vide”, bien plutôt en tant que force partout, en tant que jeu de forces et vagues de force en même temps un seul et beaucoup, ici s’accumulant et en même temps là s’amenuisant, un océan de forces en soi-même tourbillonnantes de flux en reflux, éternellement revenantes, dans des années inouïes du retour, avec un flux et un reflux de ses formes, à partir des plus simples faisant jaillir les plus complexes, des plus calmes, des plus figées, des plus froides les plus brûlantes, les plus sauvages, les plus contradictoires, et puis de nouveau à partir de la plénitude retournant chez soi au simple, du jeu des contradictions revenant à la jouissance de l’harmonie, se disant à nouveau oui à soi-même dans cette égalité des voies et des années, se bénissant soi-même comme Cela qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne connaît nulle satiété, nulle lassitude, nulle fatigue – : ce monde mien, ce monde dionysiaque qui se crée soi-même éternellement, se détruit soi-même éternellement,  ce monde-mystère des doubles voluptés, cela, mon “au-delà de Bien et Mal”, sans but, si dans le bonheur du cercle ne se trouve pas de but, sans volonté, si un cercle ne se veut pas de bien à soi-même, – voulez-vous un nom pour ce monde ? Une solution pour toutes vos énigmes ? Une lumière aussi pour vous, ô les plus en retrait, les plus forts, les intrépides qui habitez au plus près de minuit ? – Ce monde est la volonté de puissance – et rien en dehors de cela ! Et vous aussi, vous êtes cette volonté de puissance – et rien en dehors de cela ! »

 

 *

 

 

 


 

[1] Remonter la pente ? Dans un sens tout autre que celui auquel on pense habituellement (c’est-à-dire l’idée de rebrousser chemin. Tel n’est absolument pas le propos de Nietzsche !)

[2] C’est nous qui soulignons.

[3] C’est de ce mouvement que parle Heidegger quand il évoque dans le Chemin de campagne ces « voyages où à peine la rive quittée, on a passé le point de non-retour ».