Deux entretiens

(11 septembre 2001, janvier 2002)

Achille et Ajax jouant en présence d’Athéna

 Stéphane Zagdanski



 

Mardi 11 septembre 2001

                                    Version longue en vidéo de l'entretien ici

 

– Vous sentez-vous plutôt essayiste ou plutôt romancier ?

 

Stéphane Zagdanski : Je ne fais pas la distinction. À partir du moment où j'y place des enseignements tirés de mon corps, je considère mes essais comme des romans. C'est vrai depuis mon premier livre, L'Impureté de Dieu. C'est vrai pour Pauvre De Gaulle! qui est un mélange d'essai historique, d'essai plus littéraire, de journal intime, de véritable roman, etc... Je considère le roman dans un sens très large. Pour moi, l'essayiste est une des émanations du romancier. Le roman est le genre littéraire absolu. La pensée et la fantaisie vont de pair. Je cite toujours cette phrase de La Bruyère : "On ôte de l'histoire de Socrate qu'il savait danser."

 

– Venons-en au livre, Noire est la beauté. Dans un chapitre, vous mettez en scène Picasso : "La femme est une huître sur laquelle il faut verser un peu de citron. Le citron, c'est toi. Baiser, c'est bien, mais ça n'ouvre pas une femme aussi bien. Tu peux avoir baisé mille femmes et n'en avoir ouvert aucune, tu comprends ? - Je comprends, Pablo." Ces propos sont-ils réels ou fictifs ?

 

Stéphane Zagdanski : Complètement imaginaires! Mais j'ai lu beaucoup de propos de Picasso et j'ai tenté de retrouvé le ton à la fois sérieux, ironique et spirituel que celui-ci adoptait dans ses entretiens. Il parle d'une de ses gravures qui doit d'ailleurs être quelque part sur mon mur et qui représente un cunnilingus. Il s'agit d'un des dessins de la série Raphaël et la Fornarina, qui date de 1968, je crois. C'est une formidable réflexion sur le rapport sexuel !

Dans le titre, "noire" est à lire au sens propre – vous faites l'éloge de la négritude – mais aussi au sens figuré. Pouvez-vous me parler de cette ambivalence ?

 

Stéphane Zagdanski : J'ai conçu tout le roman comme une parabole tirée du début de l'évangile de Jean sur la lutte entre les ténèbres et la lumière. Ici, les ténèbres sont du côté de la lumière, comme une sorte de lumière négative. Il y a beaucoup de métaphores solaires, lumineuses, à propos de la peau des Africaines comme de leur manière d'être en général. À l'inverse, les Blancs sont du côté de la non-luminosité, du pessimisme, de l'absence d'énergie. Inutile de vous dire qu'aucun critique ne l'a remarqué !

 

Cela représente quoi pour vous, écrire ?

 

Stéphane Zagdanski : C'est laisser son corps s'exprimer par quelque chose qui semble extraordinairement abstrait, le langage, et qui pourtant est extraordinairement concret, qui est d'une intensité charnelle très forte. C'est pour cela qu'un de mes premiers textes s'appelle La Chair et le verbe. De même qu'un corps est le fruit d'une certaine généalogie, d'une certaine éducation, mais aussi d'une certaine civilisation, de même l'écriture est marquée par là d'où elle vient : plus la mémoire remonte en profondeur dans le temps, plus elle a d'acuité et d'énergie pour décrire, comprendre et lutter contre ce dont elle est contemporaine.


Propos recueillis Thomas Regnier


Version vidéo de l'entretien (45' 48):


Première partie (19' 41)


Deuxième partie (17' 20)


Troisième partie (8' 54)

 


Janvier 2002

Conférence Humour d'Homère en vidéo ICI

 Delphine Chagnon :  Vous rappelez-vous la première fois où vous avez ri ou souri en lisant Homère?

Stéphane Zagdanski : J'ai lu ses œuvres en deux temps. Une première fois vers vingt ans. Ca m'avait beaucoup plu, mais cela ne m'avait laissé aucun souvenir. Je l'ai relu à l'époque où j'écrivais Les Intérêts du temps. Là, j'ai été immédiatement conquis, et de manière intense. J'ai souri tout de suite et éprouvé un plaisir immense à découvrir un style aussi lumineux. Il m'a fallu y revenir, le relire, pour que la grâce d'Homère m'apparaisse en pleine figure. Quelle phrase ou quel passage ? Je ne saurais le dire précisément. Mais les passages très sanglants m'amusent beaucoup. C'est un peu comme dans les pièces de Shakespeare : la tuerie générale finit par devenir comique.

DC : A priori, ceux qui viennent assister aux conférences de l'Association Guillaume Budé sont plutôt conservateurs. Cela vous amuse-t-il de piquer au vif leur curiosité avec l'idée d'un Homère humoristique qui change du Homère sérieux et scolaire?

SZ :  Je me suis, moi-même, piqué au vif. L'un des responsables de l'Association m'avait proposé de donner une conférence, car il avait lu Les Intérêts du temps, où le personnage principal est passionné de Grèce antique. Mais il m'avait déclaré que je n'étais pas obligé de parler des Grecs. J'acceptais et lui promettais de rapidement lui communiquer le sujet et le titre de la conférence. Pendant plusieurs semaines, je restais, de loin en loin, en contact avec l'Association. Chaque fois – c'était assez drôle – j'avais au téléphone un interlocuteur différent. On aurait dit une société secrète. Au fil du temps, j'avais de plus en plus envie de parler d'Homère. Les semaines et les mois ont passé mais je tardais à le leurs faire savoir. Le responsable de l'Association Guillaume Budé m'a alors, un jour, pressé de trouver un titre car ils devaient l'annoncer dans leur programme. Je lui ai alors répondu du tac au tac : "Humour d'Homère" pour l'allitération. La formule "humour d'Homère" est un jeu de mot. Comme quoi, il faut toujours faire confiance aux jeux de mots : ils sont porteurs de sens. Puis, il m'a fallu me mettre au travail et relever le défi que je venais de me lancer. Personne n'avait rien dit sur l'humour d'Homère. Rien. J'ai consulté sur Internet le site de la Bibliothèque du Centre Pompidou, à Paris, et j'ai obtenu la liste d'une cinquantaine d'ouvrages sur Homère. Mais aucun ne traitait la question de l'humour ou du rire dans l'Iliade et l'Odyssée.

Jean-Louis Tallon : Michel Casevitz l'a fait, je crois, à propos de l'épisode du chant IX, avec Polyphème[1].

SZ :  Ah ? Je ne l'ai pas trouvé. C'est amusant. Néanmoins, globalement, concernant Homère, "l'esprit de sérieux" prévaut. Il y avait des ouvrages portant sur "les larmes", "la souffrance" ou encore "la douleur chez Homère". Et pourtant, selon moi, c'est un auteur très drôle. L'humour ne se résume pas à la drôlerie ni au comique. Certes, vous avez les passages sur Polyphème, celui des amours d'Aphrodite et d'Arès, pris dans le filet et surpris par Héphaïstos, ou encore d'autres passages assez comiques, mais, selon moi, l'humour d'Homère correspondrait plutôt à une "pensée du sourire", une pensée du mot d'esprit, de la transmission. On ne fait pas d'humour ni de jeux de mots pour soi mais pour provoquer un sourire sur le visage.

DC :  Vous êtes-vous posé les mêmes questions à propos d'autres auteurs antiques ?

SZ :  Homère est, je crois, le plus humoristique. Il y a bien sûr Aristophane et consorts. Leurs œuvres sont plus drôles qu'Hésiode, Sophocle, Eschyle ou Euripide qui sont des tragiques. Homère a quelque chose de particulier. Homère a véritablement de l'humour. Il a un sourire intérieur.

DC : Vous êtes-vous intéressé à des parodies comme celle des Aventures de Télémaque de Fénelon, par exemple ?

SZ : Non. Seulement à la grande parodie attribuée à Homère : La bataille des rats et des souris, la Batrachomyomachie. On peut déceler, dans l'Iliade ou dans l'Odyssée, des aspects parodiques, mais ils fonctionnent de façon compliquée.

DC :  La littérature antique est-elle pour vous une grande source d'inspiration?

SZ :  Toute la "grande littérature" est une source d'inspiration : Homère, Hésiode, pour les Grecs ; la Bible, pour le judéo-christianisme ; cela va jusqu'à Nabokov. Pour moi, il n'y a pas de hiérarchie. Selon Proust, depuis Homère, les écrivains n'auraient pas vraiment beaucoup avancé et écriraient toujours les mêmes choses. Comme si un écrivain devait reprendre et recommencer la littérature depuis le début. C'est assez vrai et cela aurait tendance à signifier que tous les écrivains n'en sont qu'un seul.

JLT : Quels écrivains vous ont-ils tout de même réellement influencé ?

SZ : Je peux vous en citer cinquante. Il n'y en a pas un plutôt qu'un autre qui m'ait incité à écrire. Je ne peux pas dire qu'entre Shakespeare, Saint-Simon, Faulkner – dont je suis en train de finir la lecture de l'œuvre – ou Balzac – que je commence  à découvrir – l'un m'ait plus marqué que l'autre. C'est impossible à quantifier. La posture de l'Ecrivain avec un grand "E", c'est une manière de voir le monde ou une manière d'être vis-à-vis du monde. Je retrouve cela chez tous les écrivains, y compris chez Homère, alors que ce dernier est très éloigné de nous. Je considère les écrivains comme tels. Ce n'est pas non plus une question de goût. L'un ne me plaît pas plus qu'un autre : ils me plaisent tous. Ce n'est pas une communion mais plutôt une complicité de fond avec toute grande écriture. Chaque écriture m'apprend de nouvelles choses sur moi-même et l'écriture, ou explore un aspect différent de la réalité. Mais cela ne veut pas dire qu'elles se répètent, ni qu'elles soient équivalentes. Il y a une complicité ultime et radicale avec une grande écriture. Je passe mon temps à essayer de m'expliquer à moi-même, en écrivant des romans ou des essais, ce que représente pour moi cette complicité.

JLT : Auriez-vous aimé participer à l'aventure de Tel Quel ?

SZ : Non. C'était une aventure collective. Aujourd'hui, d'autres avant-gardes, plus ou moins équivalentes, existent mais elles sont moins visibles qu'à l'époque car tout est englouti par le Spectacle. Je pourrais y participer. Cela dit, je suis foncièremet un solitaire et préfère répondre seul de mes propres choix.

JLT : Vous collaborez pourtant de temps en temps à L'Infini...

SZ : Oui, mais moins maintenant. J'ai écrit, de temps à autre, quelques articles dans L'Infini. Certains de mes essais ou de mes romans ont été publiés par Sollers dans L'Infini. Cela dit, L'Infini ne renvoie pas à une aventure collective comparable à Tel Quel. Certains amis sont publiés dans L'Infini. Nous avons des sympathies communes. Ils aiment la littérature et sont en règle générale cultivés… ce qui n'est pas vrai de tous les jeunes écrivains aujourd'hui. Jadis, l'aventure de Tel Quel ne m'aurait pas convaincu. Je préfère a posteriori celle des Situationnistes. Cela ne veut pas pour autant dire que, si j'avais vécu à cette époque-là, j'y aurais participé. Mais je préfère le Situationnisme à Tel Quel, qui était maoïste stalinien, stalinien aux yeux bridés. Ce versant politique de Tel Quel ne me correspond pas. Il est même à certains égards très condamnable.

JLT :  Pourquoi écrivez-vous que le téléphone portable est "un gadget grotesque" ?

SZ : Vous faites référence à mon dernier roman, Noire est la beauté. Mais j'en ai dit du mal dans plusieurs autres livres.

JLT : Pensez-vous vraiment que l'usage du portable soit aussi condamnable que cela ?

SZ : En fait, j'aime plaisanter sur ce phénomène. Il ne faut pas prendre chaque déclaration pour des condamnations vraiment radicales. Je pourrais tout aussi bien dire du mal des TGV, et pourtant j’en ai pris un pour venir ici à Lyon. Il arrive que mes phrases aient une tonalité ironique. Cela dit, pour moi, tout objet contemporain est une forme d'idéologie réifiée. Et le portable ne fait pas exception. Il n'y a pas de hasard. L'invention de ces outils ont été soutenues par des volontés industrielles et des idéologies.

JLT : Celles de l'argent ?

SZ : Oui, mais pas seulement. Il y a une volonté de démultiplier la communication entre les personnes. Nous vivons une ère d'immense communication, de communicabilité absolue, qui est, selon moi, le contraire de la littérature, du retrait qu'exige la littérature.

DC : Trop de message tue le message ?

SZ :  Il n'y a plus de sens. Tout le monde téléphone dans la rue et à voix haute : la situation devient absurdissime. Vous entendez une femme rompre avec son amant ; vous êtes presque gêné pour elle... Ou alors, on a les discours suivants : "Oui, alors, ça va ? je suis là, oui, t'es où toi ? " Etc. Beaucoup se sont inspirés de tels faits pour écrire des sketches. Cela prouve qu'il y a matière à rire. Avec le portable, il ne se dit rien. Le néant papote en boucle. Par ailleurs, au moyen du portable, une certaine idéologie de la surveillance universelle se met progressivement en place. Aujourd'hui, n'importe qui peut savoir où vous êtes. J'avais déjà écrit, il y a quelques temps, un court texte sur les portables, que j'ai repris, je crois, dans Les Intérêts du temps. C'était en 95. J'écrivais que Robinson Crusoé ne pourrait plus de nos jours s'isoler sur une île déserte. On lui grefferait une balise Argos ou un truc dans ce genre ! Toutefois, mon extrémisme est tout relatif. Il y a dans mes propos une certaine ironie et une certaine distance. Ma femme a un portable. Je l'utilise aussi. Je suis même content de pouvoir l'appeler n'importe où. Et de fait, pour les relations amoureuses ou adultérines, le portable aide. On peut donc toujours retourner l'invention contre l'ennemi.

JLT :  Philippe Sollers a soutenu la démarche de Catherine Millet, à propos de La Vie sexuelle de Catherine M. Pas vous. Comme on a pu le lire dans l'article que vous aviez publié dans le Nouvel Observateur…

SZ : Le texte auquel vous faîtes référence ne lui était pas consacré. Je l'évoquais simplement car, dans le même numéro, la rédaction avait réalisé un dossier autour du livre de Catherine Millet. Je n'avais pas au départ l'intention d'en parler, mais Aude Lancelin m'a demandé d'en dire un mot…

JLT :  Sollers s'est-il trompé en soutenant le livre de Catherine Millet ?

SZ :  Non, pas du tout. Chacun fait ses choix. Je n'ai même pas lu le livre. J'aurais donc du mal à vraiment le critiquer. En me moquant de Catherine Millet, j'ai surtout voulu critiquer la mièvrerie esthétique que peut revêtir la pornographie. Comme dans la communication, on expose d'autant plus les choses qu'elles n'ont plus aucune importance. Le cas de Catherine Millet m'a également amusé car elle est directrice d'Art Press. Elle est donc très impliquée dans l'art contemporain, où, me semble-t-il, il n'y a rien de très sensuel aujourd'hui. Notamment, si on le compare à Picasso, à Matisse et aux très grands peintres de la deuxième moitié du vingtième siècle. Catherine Millet est par ailleurs une spécialiste d'Yves Klein et, selon moi, Yves Klein est à vomir de bêtise. Le charlatanisme en art contemporain me laisse de marbre, celui dont Michel-Ange fait ses statues... Mon article ironisait sur la Catherine Millet "commissaire d'exposition". Pourquoi les passionnés d'art ne parviennent-ils pas à trouver un autre titre que le très policier "commissaire d'exposition" ? Mais il faudrait lire La Vie sexuelle de Catherine M. sur le fond et étudier les phrases de près. Ça ne risque pas de m’arriver de si tôt. Je n'ai pas le temps. Je préfère lire Homère. Mon article ne se voulait pas une pétition de principe contre Catherine Millet. Je voulais me moquer de l'influence grandissante du cinéma porno, esthétiquement pauvre, sur la littérature contemporaine.

DC :  N'êtes-vous pas un écrivain de la pointe, de la formule plutôt qu'un écrivain de la narration?

JLT : Sentez-vous, quand vous écrivez, que vous êtes moins à l'aise dans la narration ?

SZ :  Franchement non. Quand j'écris un roman, j'ai un objectif précis. Quand j'ai écrit Pauvre de Gaulle !, j'avais un but précis. Pour Noire est la beauté, j’en avais un autre. L'important est de savoir à chaque fois si le but que je m'étais fixé a été atteint. En règle générale, si la réponse est oui, je donne le livre à imprimer. Sinon, il faut poursuivre le travail : refaire, réécrire, retravailler. Mais mon objectif peut ne pas être directement perçu par le lecteur. Cela ne signifie pas qu'il n'y est pas. La plupart de mes livres sont souvent critiqués pour leur style. Il y aurait trop d'adjectifs, trop de ceci, de cela... Condamner la trop forte présence d'adjectifs, c'est faire référence aux vieilles disputes qui éclatèrent du temps de Valéry ou même de Voltaire. Selon eux, il fallait écrire avec plus de verbes et moins d'adjectifs. L'Université et l'École reprennent en cœur le même refrain. Mes professeurs n'arrêtaient pas de le rabâcher. Mais chez Saint-Simon, il y a cinquante adjectifs pour un verbe ! C'est fabuleux ! Moi, j'adore ça. Les journalistes me reprochent d'utiliser beaucoup d'adjectifs dans mes livres parce qu'ils ne savent pas quoi dire d'autre. Le fond leur échappe. Et puis il faut jouer "cartes sur table" : on peut critiquer le style d'un autre si on le surclasse dans un style plus éblouissant. Les articles qui condamnent ce que j'écris ne le font jamais dans un style qui me plaise mieux, ou qui me semble supérieur à mon propre style. Par ailleurs, les vieux contentieux entre journalistes et critiques littéraires, d'un côté, et écrivains, de l'autre, ne datent pas d'aujourd'hui. Ils datent même... d'Homère ! On lui reprochait le « merveilleux homérique », qui, soi-disant, ne cadrait pas avec la réalité. Horace disait qu'il arrivait à Homère de s'endormir. Les critiques littéraires, depuis des millénaires, tiennent tous les mêmes discours. Je n'en tiens absolument pas compte. J'attends de trouver un écrivain qui soit en mesure de me donner des leçons. Ça ne s’est jamais produit. Car ceux qui sont en mesure d'en donner ne le font pas. Pour ma part, je ne donne jamais de leçon à un écrivain, ni ne lui suggère d'écrire comme ceci ou cela. Ça n'a pas de sens. L'écriture vient de l'intérieur de soi. On exprime sur la page sa propre personnalité. Après, chacun sa personnalité ! C'est comme si vous disiez à quelqu'un: "Vous ne devriez pas être brune, mais rousse". Le style de l'écrivain, c'est vraiment la couleur de sa peau. C'est ce dont j'ai voulu parler dans Noire est la beauté : de noir et de blanc, de couple mixte... L'amour, l'écriture, ce sont des histoires de style finalement.

JLT :  Dans Les Intérêts du temps, vous racontez l'histoire d'un écrivain en train d'écrire un livre.

SZ : C'est cela. Il n'appelle pas cela un livre mais un agenda.

JLT : N'est-ce pas un thème trop récurrent dans la littérature française ? Cela veut-il dire qu'on n'arrive pas à se débarrasser de Proust, qu'on manque d'imagination ou que ce type d'histoire est plus pratique ?

SZ : Non. D'abord, ce type d'histoire où l'auteur est mis en scène à l'intérieur même de son propre roman ne commence pas avec Proust. Il est aussi chez Céline, mais bien avant chez Cervantès. Et bien d'autres avant lui… Le manuscrit de Don Quichotte apparaît dans Don Quichotte. Les œuvres de Cervantès apparaissent dans la bibliothèque de Don Quichotte. Ce type d'histoires vient donc d'assez loin et parcourt l'ensemble du roman européen. J'ai utilisé cet archétype dans Les Intérêts du temps parce que je m'étais fixé une nouvelle fois un but précis, qui rendait ce type d'histoire nécessaire. Le narrateur devait être écrivain, ou du moins conscient des enjeux de l'écriture. Ce n'était donc pas par impotence ou manque d'imagination. J'aurais très bien pu raconter autre chose. Dans ce roman-là, j'ai voulu décrire la lutte d'un individu, nourri de littérature, contre le journalisme. Il est tout d'abord employé dans un journal. Pour lui, écrire relève quasiment du sacré. Mais il n'aime pas la manière dont les journalistes galvaudent le verbe : comme des esclaves de l'image, tout en se proclamant écrivains. La détestation des journalistes ne date pas d'hier. Je n'ai fait que suivre une tradition gigantesque que l'on aurait tendance à l'oublier.

JLT :  Quels souvenirs gardez-vous de votre expérience comme gardien de nuit dans les hôtels ?

SZ : Des insomnies et des rêves surprenants. J'y ai écrit aussi, mais très rarement. Travailler la nuit fatigue tout de même un peu… J'ai également rencontré des personnages assez intéressants, humainement parlant, mais j'aurais aussi bien pu les rencontrer ailleurs. J'ai tout de même réussi à y écrire le chapitre sur Nietzsche, dans L'Impureté de Dieu. Je l'ai très précisément marqué du tampon de l'hôtel. Je voulais avoir la preuve que je l'avais bien écrit là-bas et m'en souvenir plus tard. Et vous le voyez, ça a marché.

JLT :  Selon vous, la "dèche" est vraiment le kérosène de l'écrivain ?

SZ :  Non, j'ai dit cela par provocation. En fait, à l'époque, je n'avais pas tellement le choix. Cela dit, celui qui est vraiment fou d'écriture ne va pas passer son temps à se lamenter de ne pas être richissime. On ne choisit pas d'être écrivain pour gagner beaucoup d'argent.

JLT :  En même temps, il n'est pas faux de dire qu'être trop bien installé ne pousse pas à écrire.

SZ :  Si l'on est bien installé et que l'on n'écrit pas, c'est qu'on n'est pas fait pour ça. Et vice versa. L'envie d'être écrivain ou non ne dépend pas de votre situation financière, mais d'une nécessité spirituelle. Par rapport à l'époque où j'écrivais Les Intérêts du temps dans ma cuisine de 6 m2 de la rue Marcadet, j'ai aujourd'hui une vie plus confortable, même si c'est très relatif. Je n'en écris pas moins. Pour moi, rien n'a changé. Et puis, la "dèche", c'est amusant à vingt ans. Ce n'est pas très agréable quand ça se prolonge.

JLT :  Vous savez ce que disait Jules Vallès : " Tous ceux qui [ont été], nourris de grec et de latin, sont morts de faim " [rires]…

SZ :  Pour ma part, j'ai aussi la manne hébraïque, la manne miraculeuse. Je ne mourrai donc jamais de faim.

JLT :  Pourquoi avez-vous voulu déboulonner de Gaulle ? Il n'y avait personne d'autre ? N'était-ce pas un peu facile ?

SZ : Si cela avait été le cas, je n'aurais pas été le seul à le faire. Depuis qu'il est mort, personne ne l'a fait.

JLT :  Était-ce pour répondre au De Gaulle, où es-tu ? de André Glucksman?

SZ : Non. Comme Gluksmann, ceux qui étaient à gauche en 1968 et qui faisaient partie des opposants historiques à de Gaulle, en sont devenus des thuriféraires : Max Gallo, André Gluksman, Régis Debray, Daniel Rondeau... La liste est longue. Gluksmann était maoïste en 1968! Non, écrire Pauvre de Gaulle! m'a permis de parler de la France, de la mettre en perspective. On ne peut rien comprendre à la France de l'an 2000 sans remonter au début du vingtième siècle, à la Première Guerre Mondiale, voire à l'affaire Dreyfus, etc… J'avais besoin d'un fil rouge, d'une armature, qui "traverse" tout le siècle et incarne la France. Si vous m'en trouvez un autre que de Gaulle, vous me le dites. Pour ma part, je n'ai pas trouvé mieux.

JLT :  Ce ne pouvait pas être Mitterrand…

SZ :  Mitterrand vient bien après. J'en parle beaucoup dans mon livre. Mitterrand était beaucoup plus jeune. Il nait pendant la Première Guerre Mondiale. Et il intervient, politiquement parlant, pour la première fois avec la francisque et Pétain. Mais Mitterrand est dans l'ombre de De Gaulle. Il est un des ses avatars. Il est son successeur, le mot est important. Si j'avais décidé de parler de Mitterrand, je n'aurais pas pu évoquer la Première Guerre Mondiale. De Gaulle l'a vécue. Écrire sur de Gaulle m'a même permis d’évoquer ses grands-parents, sa grand-mère écrivain qui clôt le dix-neuvième siècle. Quand de Gaulle est mort en 1970, j'étais un gamin. Mais cela me permet néanmoins d’analyser ce qui s'est passé entre 1970 et aujourd'hui. Et seule la figure de De Gaulle pouvait m'y aider. Sans cela, je n'aurais jamais écrit sur lui. Parler de la France m'intéresse. Parler de De Gaulle en tant que tel, non.

JLT :  Avez-vous regretté de ne pas avoir fait 68 comme certains, de vous être retrouvé dans une période sans grand intellectuel – Sartre meurt en 1980 – où s'affirment les débuts de la médiatisation généralisée. Cela explique-t-il votre attitude ?

SZ : Un peu. Mais je n'ai pas regretté de ne pas avoir participé à ces époques-là. Elles avaient aussi leurs défauts. Penseurs et intellectuels étaient chapeautés par le marxisme. Aucun penseur n'était vraiment original, à l'exception de Debord. Cela dit, vivre aujourd'hui dans cet océan gigantesque de bêtise a des avantages et des inconvénients.

JLT :  Cette bêtise est-elle essentiellement véhiculée par la télévision ?

SZ : Elle l'est généralement par la société dans son ensemble. La Société entend en finir avec la possibilité même de sa subversion. On s'arrange pour que les gens n'aient plus envie de lire. Ceux qui devraient être intelligents, comme les agrégés ou les normaliens, sont d'une platitude extraordinaire. J'ai essayé d'aller faire des recherches à la Bibliothèque de Beaubourg, à Paris. C'est gratuit. Mais maintenant, à cause des attentats du 11 septembre, tous les sacs sont fouillés à l'entrée. Vous devez donc faire une queue de deux heures avant de pouvoir entrer, quelle que soit l'heure. Autrefois, il y a dix ou même cinq ans, les heures de pointe étaient connues. Aujourd'hui, il y a tout le temps du monde. Ce n'est pas complètement involontaire de la part des organisateurs. Il font en sorte que l'accès à la bibliothèque, à la culture, soit restreint. Même si ce n'est pas conscient, c'est un signe discret que la société va vers plus d'abrutissement.

JLT :  Les journalistes ont regretté la mort de Bourdieu en le qualifiant de "grand intellectuel" alors que lui ne les souffrait pas…

SZ :  Ils tiennent ce genre de discours dès qu'un type de plus de soixante ans meurt. Depuis la mort de Lacan, de Barthes, de Sartre, il n'y a plus de grands intellectuels ! Sollers a été l'un des derniers. Il est une des dernières personnes fines et cultivées, qui ait une pensée cohérente sur le monde. Sollers a une vision globale et lucide de la société et de notre époque. Il n'y en a pas beaucoup comme lui. Parmi les jeunes, je ne sais pas. Je peux discuter sérieusement avec deux ou trois amis. Guère davantage. Les lucides ne sont pas pléthore.

JLT : Michel Houellebecq ?

SZ :  Non. D'abord, ce n'est pas un ami, et je ne crois pas qu'on puisse discuter de grand chose avec Houellebecq. Il a une vision aveugle de notre société. Il n'y a, chez lui, aucune distance. Il décrit l'époque comme on appuierait sur une caméra vidéo, pour aller filmer la Thaïlande, par exemple. Mais, selon moi, l'écrivain n'est pas à plaindre. Il a ses armes. Tant qu'on peut continuer d'écrire, on peut répondre à la société. C'est un grand avantage. L'écrivain, même isolé, peut combattre l'ensemble de son époque et la bêtise ambiante, laquelle fait partie du plan de l'Adversaire, comme dirait Sollers.

JLT :  Pensez-vous qu'on puisse se sortir de cette bêtise ?

SZ : Individuellement, oui. Collectivement, non. Tout d'abord, il faut lire. Pour sortir de la bêtise, il faut se forger une muraille d'intelligence, en lisant et en méditant énormément, puis en transformant cette intelligence en une arme. Pour moi, ce sont des livres. Mais une vie réussie peut être une arme aussi. Il faut se sortir des slogans et de la propagande pseudo-culturelle qui peut se prétendre très cultivée, de cette sous-pensée journalistique qui se voudrait une grande explication du monde. Face aux grandes explications philosophiques, aux grandes pensées religieuses, littéraires ou théologiques, ce discours journalistique ne représente rien. Il faut donc revenir à ce qu'il y a de mieux dans l'histoire des hommes et des arts. Grâce à Dieu, notre époque le permet facilement. Nous ne sommes donc pas si à plaindre, même si nous sommes les seuls à être heureux. Le problème est bien là : on se retrouve tout seul. C'est une caractéristique de notre époque.

Propos recueillis par Delphine Chagnon & Jean-Louis Tallon, Lyon – Janvier 2002.


[1] L’humour d’Homère. Ulysse et Polyphème au chant 9 de l’Odyssée, de Michel Casevitz, Études homériques, séminaire de recherche sous la dir. de Casevitz Michel : Trav. de la Maison de l’Orient Nr. 17 Lyon Maison de l’Orient méditerranéen & Paris de Boccard 1989 106 p. 55-58.