Quelques textes

de François Fédier

 

L'irréprochable

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Fumée sans feu

Le scandale Heidegger

Pour ouvrir un entretien


                                                              

 

 

L’irréprochable

 

                                                                                                                             S’ils se taisent, je me tairai…

Jean de Condé, trouvère (Fin du XIIIème siècle).

 

 

Pour rendre hommage comme il faut à Walter Biemel, je dois commencer par raconter comment, après avoir eu la chance de rencontrer Jean Beaufret, j’ai pu revenir des préjugés contre Heidegger dont j’avais été la consentante victime.

Un jeune étudiant en philosophie qui cherche à s’orienter dans ses études et dans le monde, se sert volontiers de repères simples, et d’abord du plus simple d’entre eux, le repère négatif  (la figure du “mauvais”), surtout s’il le partage avec le plus grand nombre. Dans le milieu intellectuel du début des années cinquante circulait déjà autour de Heidegger un bel ensemble de calomnies; j’en étais naturellement imbu, au point de nourrir à mon tour les soupçons les plus insidieux à son égard, ceux qui n’ont même plus besoin d’être formulés pour que s’entretienne une robuste antipathie.

Aujourd’hui, près de cinquante ans plus tard, les mêmes mécanismes continuent de fonctionner : une cabale hétéroclite veille à raviver régulièrement la plus grave des suspicions sur un homme et sur une pensée dont je prétends aujourd’hui pour ma part qu’ils sont l’un comme l’autre irréprochables. Je donnerai plus loin les raisons qui me conduisent au choix de ce terme, et l’acception exacte dans laquelle je le prends.

Avoir cru autrefois (je n’ose plus dire “en toute bonne foi”) à ce que j’entendais colporter sur le “cas Heidegger” m’oblige moins désormais à être indulgent vis-à-vis des victimes actuelles de ce battage, qu’à attirer avec toujours plus d’intransigeance leur attention sur le piège qui leur est tendu, et surtout sur ce qui motive la constance avec laquelle on persiste à le leur tendre.

Comment Jean Beaufret s’y prenait-il pour guérir ses élèves de leurs préventions à l’égard de Heidegger ? En les mettant simplement au contact direct des textes.

Je défie quiconque de lire sérieusement  Heidegger, et de pouvoir continuer à soutenir que ce qu’il vient de lire le lui rend suspect. Mais lire sérieusement, cela ne s’improvise pas, et demande un apprentissage. Le harcèlement contre Heidegger revient en fait à entretenir autour de sa pensée et de sa personne un halo de méfiance chargé d’inhiber par avance toute velléité d’observer à leur égard, ne serait-ce qu’en un premier temps, une simple attitude d’objectivité. Ainsi se forme une boucle aussi banale qu’efficace : la méfiance engendre un interdit, lequel renforce la méfiance.

Il suffit, je le répète, de se mettre sérieusement à l’étude de ce que Heidegger écrit pour voir la véritable fonction de ce cercle vicieux : servir de rideau de fumée – lequel cependant ne peut plus, une fois identifié comme tel, que se dissiper. C’est bien pourquoi l’effort principal des dénonciateurs vise à empêcher d’aller y regarder par soi-même.

C’est bien en le lisant que j’ai commencé à voir que, loin d’être un penseur sulfureux, Heidegger est probablement l’un des rares auprès desquels notre monde pourrait trouver à se sortir d’une impasse de péril extrême, où nous nous engageons, sinon, avec chaque jour moins de chances de réchapper.

Mais plus je lisais les textes de Heidegger, plus m’intriguait du même coup l’homme qui les avait écrits. Bien avant de le lire, je vivais déjà dans la conviction qu’une possible disparité entre l’élévation d’une œuvre et les carences de son auteur ne vaut que pour ce qui, somme toute, émerge à peine au-dessus de la médiocrité. J’étais donc profondément curieux de voir l’homme Martin Heidegger, et de le mesurer au considérable penseur que je découvrais peu à peu en m’étant mis à lire ses livres. C’est pourquoi, quand j’ai eu la possibilité de le rencontrer, j’ai observé cet homme avec tant d’attention.

J’ai vu Heidegger pour la première fois à l’occasion de la conférence qu’il était venu prononcer à l’université d’Aix-en-Provence fin mars 1958. Cette conférence, c’est le texte Hegel et les Grecs. Après la conférence, je lui ai été présenté par Jean Beaufret, et le lendemain en fin de matinée j’ai participé à un petit séminaire que Heidegger avait tenu à organiser avec quelques étudiants et enseignants, en écho à la conférence de la veille.

Ce qui m’a le plus frappé lors de ce premier contact, je m’en souviens bien, c’est un contraste étonnant, que j’ai souvent éprouvé par la suite et auquel je n’ai cessé de repenser depuis. Autant Heidegger était concentré, présent, rivé exclusivement à la pensée quand il était à son travail, autant c’était, dans la vie de tous les jours – pourvu que ce ne fût pas dans un cadre officiel ou mondain – un homme détendu et ouvert. Tandis qu’il s’avançait pour prendre la parole dans le grand amphithéâtre d’Aix, il était déjà à ce point pénétré, et j’oserai même dire : plein de ce qu’il s’apprêtait à lire qu’il donnait la très saisissante impression d’être physiquement plus massif et plus grand qu’il n’était en réalité. Ce dont je me rendis compte après la conférence, en le voyant face à face. Je suis moi-même de taille moyenne; or il était sensiblement plus petit que moi (plus petit même que Bonaparte ou Mozart, lesquels mesuraient 1 m 66). Assis, après la conférence, au fond du Café des “Deux Garçons”, il parlait avec la plus grande simplicité. Tout en l’écoutant, je remarquais sous une apparence de solidité ce qu’il avait  de physiquement fragile, par exemple l’extrême  finesse des attaches. Plus tard, j’ai pu constater que cela ne l’empêchait nullement d’entreprendre sur un rythme soutenu de longues marches tout au long des pentes de la Forêt-Noire.

Le séminaire du lendemain de la conférence est le premier auquel j’ai assisté. Ce qui m’y a tout autant surpris, c’est le comportement bienveillant de Heidegger. Il ne s’agissait pas pour lui d’imposer quoi que ce soit. Tout au contraire, il était d’emblée attentif à ce que disaient ou cherchaient à dire les participants; mieux encore : il était attentionné – d’une manière dont je n’avais jamais encore eu aucun exemple – comme s’il s’attendait à ce que le moindre des interlocuteurs pût apporter quelque clarté sur des questions qui lui demeuraient à lui-même encore obscures. Ce n’était évidemment pas une attention affectée.

Aussi me suis-je très vite mis en quête de témoins ayant connu et fréquenté Heidegger depuis de longues années. Je voulais apprendre d’eux si Heidegger avait changé d’attitude; car je m’imaginais que, plus jeune, cet homme devait être tout le contraire de celui que j’avais sous les yeux : un professeur cassant, peut-être même dur, prompt à rabrouer les moindres insuffisances de ses étudiants.

C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Walter Biemel – mais pas seulement de lui. Je ne voudrais pas oublier ici une femme exquise, Ingeborg Krummer-Schroth, qui avait assisté à tous les cours et séminaires de Heidegger depuis 1934. Je me souviens de sa réponse, lorsque je lui ai demandé si le Heidegger de la pleine maturité était un professeur intraitable. — “Qui a bien pu vous dire cela!” me dit-elle avec une expression de complet ébahissement. Et elle se mit à me raconter ses souvenirs d’étudiante – lesquels avec vingt-cinq ans d’intervalle venaient coïncider avec mes impressions toutes fraîches : même bienveillance, même écoute – de la part d’un homme qui par ailleurs écrit et pense sans la moindre compromission. Même bienveillance et même écoute, mais pas au détriment de l’autre aspect de Heidegger au travail avec ses étudiants, à savoir l’impressionnante capacité de ne pas perdre son fil, malgré l’absolue liberté laissée – que dis-je ? demandée aux interlocuteurs.

J’ai assisté, avec Jean Beaufret et Julien Hervier, au séminaire de Todtnauberg, en août 1962. Il était consacré au difficile texte Temps et Être. Puis, toujours désireux de pouvoir observer Heidegger au travail en séminaire, j’ai eu la joie de le voir accepter l’idée de venir en Provence. Ce furent les “Séminaires du Thor” – dont Hannah Arendt écrivit, dans une lettre envoyée à Heidegger peu d’années après : « J’ai enfin pu lire le Séminaire du Thor. En voilà un, de document extraordinaire! À tous points de vue. Et pour moi, d’une importance toute particulière : cela m’a tellement rappelé le temps de Marbourg, et toi comme maître, à ceci près que c’est maintenant toi aujourd’hui, au cœur de ta pensée d’aujourd’hui.»

Hannah Arendt a raison : avec Heidegger, il s’agit bien d’un maître. Mais pas du tout de ce que nous, français, appelons un “maître à penser”, quelqu’un chez qui l’on va chercher une doctrine toute faite pour enfin (espère-t-on) pouvoir s’orienter au milieu des difficultés inextricables de la vie. Avec Heidegger, pas de doctrine. C’est un maître au sens du maître d’école – de l’instituteur – celui chez qui l’on apprend les rudiments qui servent à apprendre tout le reste. Heidegger est un maître dans l’art d’apprendre, soi-même, à se poser les vraies questions : celles qui ne peuvent recevoir de réponse au sens habituel du mot, parce que les vraies questions vous ramènent à l’ultime précarité, où l’existence ne vous laisse plus comme issue que de déployer, quelle qu’elle soit, votre carrure. En cela il est effectivement maître – au vieux sens latin du magister, le symétrique inverse du minister. Autant ce que fait ce dernier est minime, de simple administration, autant le magister s’occupe d’accroître, d’augmenter. C’est toujours pour moi un sujet d’étonnement que de constater comment on ne cesse d’esquiver, en pensée comme en action, un thème pourtant constant chez Heidegger, celui de l’attitude à avoir vis-à-vis de ce que l’on cherche à comprendre . Ainsi peut-on lire, dans la transition qui va de la 7ème à la 8ème heure du Cours “Was heißt Denken ?” :

 

« Si nous voulons aller à la rencontre de ce qu’a pensé un philosophe, il nous faut agrandir encore ce qu’il y a de grand chez lui. (…) Si au contraire notre projet se limite à seulement vouloir porter contre lui des attaques, rien qu’en voulant cela, nous avons déjà amoindri ce qu’il y a de grand en lui

On reste loin du compte en limitant ce propos à n’être qu’une règle d’interprétation, ou de “lecture”. Ou plutôt, le prenant ainsi, on se fait une idée bien douillette de la lecture, que l’on entend alors comme une pêche d’informations, laquelle a donc intérêt à se faire le plus vite et le plus astucieusement possible. Heidegger a écrit en 1954 un petit texte qui s’intitule : Que demande “lire” ? (Édition intégrale, t. 13, p. 111) :

 

« Que demande “lire” ? Ce dont tout dépend, ce qui décide de tout quand il s’agit de lire, c’est le recueillement. Sur quoi le recueillement rassemble-t-il ? Sur ce qui est écrit, sur ce qui est dit par écrit. Lire, dans l’acception propre du terme, c’est se recueillir sur ce qui a déjà  fait, un jour, à notre insu, entrer notre être au sein du partage que nous adresse la parole – que nous ayons à  cœur d’y répondre, ou bien, n’y répondant pas, que nous lui fassions faux bond.

En l’absence de cette lecture, nous sommes du même coup hors d’état de pouvoir seulement voir ce qui nous regarde, c’est-à-dire d’envisager ce qui fait apparition en son éclat propre.»

Voilà qui jette quelque lumière sur la remarque en incise qui se trouve dans Le chemin de campagne, où il est question de Maître Eckhart, le “vieux maître de lecture et de vie”. L’une des nombreuses choses dont la lecture de Heidegger permet en effet non seulement de faire l’expérience, mais qu’elle permet aussi de penser, c’est l’unité dans laquelle vivre, quand c’est de vivre au sens le plus plein qu’il s’agit, est inséparable d’un savoir – quelle que soit la manière, spontanée et instinctive ou bien très subtile, dont il s’articule, mais où d’emblée l’art de vivre se déploie lui-même en vie de l’esprit. Comme le dit encore Hannah Arendt, dans une autre lettre à Heidegger : « Personne ne lit comme toi.»

Cela, je ne l’ai pas perçu dès l’abord dans toute sa redoutable simplicité, ni surtout dans sa portée proprement unitive. Je ne voyais pas encore en sa limpide lisibilité – pour recourir aux termes facilement rébarbatifs du jargon philosophique – que l’herméneutique est déjà en soi-même toute l’éthique (en langage de tous les jours : qu’on ne peut pas être à la fois un grand penseur et un individu par ailleurs douteux – ce qui, si je ne m’abuse, devrait avoir de quoi réveiller les cœurs les mieux endurcis).

On entrevoit peut-être ici pourquoi m’a attiré la tâche (apparemment étrange, même pour plus d’un ami proche) de faire entendre à mes contemporains que Heidegger n’est décidément pas ce que l’on nous présente encore aujourd’hui à peu près partout : ce personnage qui se serait criminellement compromis avec un régime criminel .

Voilà pourquoi je suis allé, dès la fin des années cinquante, interroger nombre d’anciens étudiants de Heidegger, et même quelques anciens collègues. Je me souviens du jour où j’ai rencontré le grand philologue Wolfgang Schadewaldt. C’était après la publication de l’article Trois attaques contre Heidegger dans la revue “Critique”. Dès qu’il m’eut identifié comme leur auteur, il manifesta à mon égard une particulière amabilité : « Tout ce que vous avez écrit là est vrai! ». Et il ajouta : « Si vous venez chez moi, à Tübingen, je vous montrerai d’autres documents qui vous permettront d’aller plus loin encore dans la défense de Heidegger.» Mais je devais, à ce moment déjà, assurer mon service au lycée, et cette invitation n’a pu se concrétiser. Même réaction de la part d’Emil Staiger, de Zurich. J’ai déjà parlé d’Ingeborg Krummer-Schroth. Par manque d’espace, il me faut aussi, hélas, passer sous silence ce que m’ont confié tant d’anciens étudiants. Mais je tiens à évoquer tout spécialement Walter Biemel.

C’est qu’il reste témoin des années d’enseignement de Heidegger au moment où le régime hitlérien entrait dans le paroxysme de sa criminalité. Walter Biemel est arrivé à Fribourg-en-Brisgau en mars 1942, et il a été étudiant de Heidegger jusqu’à l’été 1944. Par lui, au cours de longues conversations, j’ai pu me faire une idée précise de l’attitude du philosophe non seulement dans la “sphère privée”, mais encore comme professeur d’Université. Depuis, toutes ces confidences ont été rendues publiques dans plusieurs textes de Walter Biemel, malheureusement encore non-traduits dans notre langue. Mais il faut ajouter qu’on n’y a pas, en Allemagne non plus, prêté l’attention qu’ils méritent – pour la raison probable que, là-bas comme ici, ne plus pouvoir s’abriter derrière le fantasme d’un Heidegger suspect a priori rendrait obligatoire un certain nombre de révisions déchirantes – perspective assurément grosse d’angoisses diverses.

Ce que je cherchais, en interrogeant Walter Biemel, c’était à vérifier si mon intuition concernant le “caractère” de Heidegger correspondait à la vérité. On se souvient peut-être du mot de Sartre : “Heidegger n’a pas de caractère, voilà la vérité.” Travailler Heidegger m’avait déjà amené à fortement douter du sérieux de ce propos.

Avec Walter Biemel, témoin direct, j’étais en mesure d’apprendre si Heidegger avait vraiment “manqué de caractère” – et précisément à l’époque cruciale des années 1942-1944. Ce que m’a alors raconté Walter Biemel est venu corroborer ce que je pressentais. À l’université de Fribourg, me disait-il (et comme j’ai dit plus haut, il l’a publié depuis), Heidegger était le seul professeur qui ne commençait pas ses cours en faisant le salut hitlérien. Je me souviens lui avoir alors demandé : “Voulez-vous dire que les professeurs hostiles au régime, ceux qui allaient former, après l’effondrement du nazisme, la commission d’épuration de l’université devant laquelle Heidegger a été sommé de comparaître, faisaient, eux, le salut hitlérien au commencement de leurs cours ?” — “Évidemment! Seul Heidegger ne le faisait pas”, me répondit Walter Biemel en frappant la table du plat de la main .

Des années plus tard, peu après qu’eut été édité l’extravagant factum de Victor Farias (lequel – tel un pétrolier englouti qui continue de polluer les côtes – sert toujours de référence à la propagation des calomnies), j’ai dit un jour publiquement : “Heidegger n’était pas un héros”. Il me paraît en effet que ne pas faire le salut pourtant officiellement prescrit ne mérite pas à propremenr parler la qualification d’acte héroïque. À ma grande surprise – car je n’avais pas encore mesuré à quel degré de mauvaise foi pouvait conduire l’acharnement contre Heidegger – un détracteur falsifia mon propos, prétendant que j’avais dit : “Heidegger était un lâche”.

Jamais je n’aurai l’impudence de déclarer que ces collègues réellement hostiles au nazisme, mais qui observaient les prescriptions officielles, étaient des lâches. Ils étaient simplement prudents et conformistes. Heidegger – qui n’était donc pas un héros – n’a été à ce moment là (qui, je le répète, coïncide avec la période la plus maléfique du régime nazi) ni conformiste, ni prudent. Pour moi, c’est une preuve très éclatante de caractère.

Walter Biemel ne manquait pas d’attirer mon attention sur le fait tout aussi important que cette attitude courageuse de Heidegger étaient parfaitement comprise par les étudiants. Aussi me confia-t-il n’avoir pas été étonné outre mesure, lors de la première visite privée qu’il lui rendit à son domicile, de voir Heidegger se livrer à une critique en règle du régime nazi, “qu’il traitait de criminel”. C’était la première fois, ajouta-t-il, que j’entendais prononcer des propos aussi graves de la bouche d’un professeur d’Université.

Mais ce récit, pour moi, est décisif pour une autre raison encore. Je suis tombé, en effet, lors de mes investigations, sur un témoignage selon lequel Heidegger aurait employé dès 1935 le terme de “criminel” pour désigner le régime nazi. En droit, le témoignage d’un seul n’est pas recevable; aussi n’en ai-je jamais fait état – ce qui ne m’empêche nullement d’être persuadé, à titre personnel, que Heidegger pensait déjà ainsi deux ans  seulement après le pas de clerc qu’a été le fait de croire un temps que soutenir Hitler n’était pas inconciliable avec s’engager pour une véritable révolution.

 

J’ai dit en commençant que je regarde aujourd’hui Heidegger, aussi bien en tant qu’homme qu’en tant que philosophe, comme irréprochable. Le moment est venu de m’expliquer. Comme j’ai perdu tout espoir de ramener à la raison ceux qui se font une religion de “démasquer” (comme ils disent), tapi derrière la pensée de Heidegger,  un “archi-fascisme”  “néo-néolithique” (on croit rêver! – mais ces balivernes ont bel et bien été proférées dans un récent colloque de “spécialistes”, et sans provoquer l’hilarité), je m’adresse aux gens qui voudront bien examiner, chacun en son for intérieur, la portée et la pertinence des arguments que j’avance.

L’irréprochable, je l’entends de manière parfaitement univoque comme : ce à quoi l’on ne peut pas recevablement adresser de reproche. Je crois qu’irréprochable peut être entendu ainsi par tous.

Que reproche-t-on à Heidegger ? Toujours et encore, ce que l’on prend bien soin d’appeler son “adhésion au nazisme”. Or cette formulation est inadmissible – pour la raison claire qu’en bon français, “adhésion au nazisme”, cela signifie adhésion à l’idéologie raciale des nazis, laquelle implique : l’extermination des Juifs, la réduction en esclavage des “races” prétendues “inférieures”, et la création, par sélection des “meilleurs”, d’une race appelée à incarner l’humanité future.  Rien que dire : “l’adhésion de Heidegger au nazisme”, cela implique par conséquent – qu’on le veuille, ou bien que l’on ne s’en rende pas clairement compte – que Heidegger a donné son assentiment à cette idéologie criminelle.

Or je soutiens, ici en France, depuis près de quarante ans, que jamais Heidegger n’a “donné son assentiment au crime” – comme on peut encore le lire, écrit noir sur blanc, ou l’entendre déclarer avec impudence dans de nombreux congrès “philosophiques”. Et je continuerai à le redire tant qu’il faudra, non sans savoir que les preuves que j’avance, du seul fait qu’elles visent à établir que Heidegger n’a pas fait cela, sont des preuves indirectes. Or, par leur nature même, des preuves indirectes sont hors d’état d’établir positivement que quelqu’un n’a pas participé – ou même donné son assentiment – à un crime. Dans ces circonstances, lever tout à fait un soupçon est une tâche presque impossible à mener jusqu’à son complet aboutissement, vu le caractère indirect de la démonstration. Mais n’oublions pas par ailleurs que l’hostilité de l’opinion publique est systématiquement entretenue contre le soupçonné. C’est pourquoi il est si important de rappeler les raisons de cette louche hostilité. Il faut faire voir aux honnêtes gens comment les manœuvres des dénonciateurs visent à culpabiliser l’intérêt que l’on pourrait porter à l’œuvre de cet homme.

 

À présent, regardons de plus près. Si c’est bien une inacceptable calomnie que de parler d’une “adhésion de Heidegger au nazisme”, il n’en reste pas moins que le philosophe s’est engagé, pendant son Rectorat, en soutenant sans réserve plusieurs initiatives du nouveau régime. Je pèse mes mots, et ne dis pas : “en soutenant sans réserve le nouveau régime” – parce que, précisément, il ne soutient pas tout ce qui se fait avec l’arrivée au pouvoir du régime en question. L’une des premières mesures prise par le recteur Heidegger est un fait incontestable et très significatif par lui-même : interdire dans les locaux universitaires de Fribourg-en-Brisgau l’affichage du “Placard contre les Juifs” rédigé par les associations d’étudiants nationaux-socialistes (et qui sera affiché dans presque toutes les autres universités d’Allemagne). Ce fait indéniable (que les détracteurs de Heidegger, au mépris de la plus élémentaire honnêteté, passent sous silence, ou bien dont ils cherchent à minimiser la signification pourtant patente) permet, à mon sens, de se faire une idée plus claire des conditions dans lesquelles Heidegger  a cru pouvoir assumer la charge du rectorat.

Si l’on veut ne pas rester prisonnier des fantasmes, il faut partir de la situation telle que la juge Heidegger au moment où il choisit d’accepter d’être recteur.  À la fin de son Discours de Rectorat, Heidegger en parle – nous sommes le 27 mai 1933 – en usant de la formulation suivante :  aujourd’hui, «… alors que la force spirituelle de l’Occident fait défaut et que l’Occident craque de toutes ses jointures.» Ce qu’il faut bien noter ici, c’est que Heidegger ne limite pas son propos à la situation interne de l’Allemagne (laquelle, en ce début 1933, est pourtant catastrophique). Son diagnostic s’étend à l’ensemble du monde occidental, où il constate un phénomène sans précédent, qu’il est possible – à condition d’entendre le mot parler dans tout ce qu’il a de réellement inquiétant (“la machine terraquée détraquée”) – de nommer : détraquement. Il est plus qu’urgent pour tous d’y prêter la plus lucide des attentions. Car si l’on veut  garder une chance de n’y pas succomber, il faut faire face à ce détraquement, c’est-à-dire d’abord reconnaître ce qui s’y passe, afin d’apprendre comment s’en dégager. Voilà ce que j’ai nommé plus haut : engagement pour une véritable révolution. Heidegger, bien avant 1933, sait que le monde actuel ne peut plus faire l’économie d’une vraie révolution.

Ne confondons pas le diagnostic (le monde occidental s’est fourvoyé dans une impasse) avec ce que l’on nomme en Allemagne “Kulturpessimismus” – le “pessimisme relativement au processus général de civilisation”. Il n’y a en effet simplement pas de place, chez Heidegger, pour un pessimisme. Il s’agit au contraire, en convoquant toutes les forces capables d’affronter le péril (qui est dans doute encore plus pernicieux en notre début du XXIème siècle qu’il y a maintenant soixante-dix ans), de ne pas céder au découragement, mais de rendre son magistère à la pensée.

Aussi ne faut-il pas croire débilement que Heidegger ait vu en Hitler un “sauveur”, ou même un “homme providentiel”. Il n’éprouvait certes pas pour lui cette répulsion instinctive que nous ressentons quand nous voyons attaquer de front l’héritage de la Révolution française. Mais dès avant cette époque, Heidegger avait fait sienne une conception de la révolution selon laquelle la Révolution française n’a été, tout bien considéré, qu’une tentative avortée, exactement comme la révolution bolchevique de 1917 qui se voulait l’héritière de celle de 1789. N’oublions pas ce qui n’a cessé d’avoir un écho majeur chez lui, à savoir la profession de foi que prononce Hölderlin dans sa lettre du 10 janvier 1797 : « Je crois à une révolution des modes de conscience et de représentation qui fera honte à tout ce qui l’aura précédé.» Ce qui s’esquisse dans le propos du poète, nous en sommes aujourd’hui terriblement loin. Dans cet éloignement, le nazisme a incontestablement joué, quant à lui, un rôle particulièrement sinistre. C’est bien pourquoi nous trouble, sinon même nous révolte de voir Heidegger s’engager un temps aux côtés du dictateur qui incarne pour nous l’antithèse de la véritable révolution.

Il importe donc de bien prendre en vue le moment chronologique de cet engagement. Au tout début de l’année 1933 (et pendant plus d’un an), le pouvoir d’Hitler est bien loin d’être total. Les observateurs, dans le monde entier, se demandent s’il va durer plus de quelques mois. Heidegger, pendant ces quelques mois, examine ce que propose le nouveau chancelier. Ne rejetant pas tout par principe, il donne son assentiment à ce qu’il juge acceptable, tout en s’opposant sans fléchir à ce qu’il juge inadmissible. En regardant de la sorte cet engagement, nous pouvons du même coup y repérer par où il pèche : Heidegger n’a pas vu d’emblée que la nature totalitaire de l’hitlérisme allait  s’imposer irrésistiblement, et que de ce fait une distinction entre l’acceptable et l’inadmissible perdrait nécessairement toute pertinence, vu que, dans un totalitarisme, tout est proposé d’un seul tenant – plus exactement encore : vu que tout y est donné à approuver en bloc, de sorte que l’idée même d’y infléchir quoi que ce soit se révèle en fin de compte être chimérique.

Peut-on reprocher à Heidegger de ne pas s’en être aperçu d’emblée ? Pour être à même de répondre honnêtement, il faut préalablement s’être posé la question : ne pas comprendre d’emblée la nature fondamentalement totalitaire d’un régime, est-ce vouloir s’aveugler soi-même ?

Je viens de relater comment Heidegger s’était opposé à une initiative des étudiants nationaux-socialistes. N’est-ce pas clairement une tentative pour marquer une limite à ne pas franchir, une tentative qui permettait en même temps au recteur de tester la marge de liberté dont il disposait ?

Un autre fait, tout aussi incontestable et significatif, l’interdiction faite aux troupes nazies de procéder devant les locaux de l’université à l’“autodafé” des livres d’auteurs juifs ou marxistes peut (et dans mon esprit : elle doit) être, elle aussi, interprétée de la même manière, c’est-à-dire comme refus, par le recteur, de ce qu’il juge incompatible avec ce pour quoi il a accepté la charge du rectorat. Il se trouve que dans les premiers mois d’installation du nouveau régime, les hitlériens n’ont pas réagi à de tels refus comme ils le feront plus tard (c’est-à-dire par l’élimination pure et simple du récalcitrant). Ce qui pouvait amener ce dernier à penser qu’il n’était pas vain d’agir comme il le faisait.

 Mais à peine aura-t-il compris qu’avec ce type d’action il n’aboutissait à rien d’autre qu’à repousser les échéances, sans obtenir de véritables garanties d’indépendance, Heidegger démissionnera de son poste. Rappelons que cette démission, il la présente en février 1934, et qu’elle sera entérinée le 27 avril.

Il aura donc fallu environ neuf mois à Heidegger ( à peu près le même temps que mettra Bernanos, à Majorque, avant de saisir le vrai visage de la “Croisade” franquiste) pour comprendre que les possibilités de réussite de son action étaient épuisées. C’est vers cette époque (1934) qu’il note dans un carnet encore inédit : « Le national-socialisme est un principe barbare.» Nouvel indice venant à mes yeux corroborer le témoignage dont j’ai fait état plus haut, celui qui rapporte que Heidegger qualifiait dès 1935 le régime hitlérien de criminel. Mais pour pouvoir seulement en accepter la possibilité, il faut préalablement s’être rendu compte que croire à un Heidegger sans caractère, c’est se raconter des sornettes.

On peut encore vérifier ainsi, auprès de nombreux témoins, comme dans des textes aujourd’hui publiés, que Heidegger n’hésitait pas, dans des circonstances semi-publiques à déclarer sans ambages que sa tentative de rectorat avait été une complète erreur. Est-il encore possible, dans ces conditions, de reprocher à Heidegger d’avoir gardé le silence sur le caractère exécrable du nazisme ? Ne pas garder le silence, pendant que le régime déploie sa malfaisance, n’est-ce pas déjà une forme de résistance ?

Pour qui se met à l’étude sérieuse des Cours que Heidegger a professé de 1933 à 1944, il ne peut plus échapper ce que n’ont cessé de redire d’innombrables étudiants de cette période, à savoir qu’ils y entendaient clairement une critique du régime en place, au point qu’ils craignaient parfois de voir Heidegger arrêté par la police secrète d’État. Que cela ne soit pas arrivé atteste uniquement le mépris dans lequel les nazis tenaient tout ce qui restait limité à la sphère du monde universitaire, et n’avait donc pas de retentissement dans les masses.

Mais concernant la façon dont nous regardons cette forme de résistance, quelque chose d’essentiel ne doit pas nous échapper : l’opposition de Heidegger au national-socialisme ne se fonde pas sur une doctrine établie.  Elle ne s’appuie ni sur le marxisme ni sur le libéralisme. De ce fait, elle ne peut guère être comprise par ceux qui, pour s’opposer au nazisme, ont besoin de l’un et de l’autre comme normes d’opposition, et refusent dogmatiquement qu’il puisse y avoir ailleurs la moindre possibilité de véritable résistance.

Avoir pourtant flétri à sa manière le régime hitlérien depuis bien avant que ce dernier ne se trouvât en mauvaise posture, voilà ce qui me semble dispenser Heidegger d’avoir à manifester, après le danger, une sévérité d’autant plus appuyée qu’elle aurait été gardée secrète au moment où le régime était au faîte de sa puissance. Mais quant à nous, cela ne nous dispense nullement de l’effort que demande la compréhension d’une pensée s’opposant à ce régime de façon parfaitement originale – et, pour peu que l’on commence à en saisir l’originalité, avec une absolue radicalité.

 

Je n’ai pas encore parlé d’un ultime reproche que l’on fait à Heidegger, peut-être encore plus grave, parce que plus insidieux. Il n’a d’ailleurs été formulé en toutes lettres que par ses détracteurs les plus forcenés et obtus, tellement il est évidemment contraire à toute vraisemblance. C’est le reproche d’antisémitisme.

 Désormais, le style dans lequel on y accuse Heidegger est devenu lui-même assez enveloppé. C’est ainsi que dans l’hebdomadaire helvétique “Die Weltwoche” (n° 49, 8 décembre 1994, p. 31), on a pu lire un entretien avec Madame Jeanne Hersch où cette accusation gagne pour ainsi dire sa forme achevée.

Il ne fait pas de doute, dit Madame Hersch, qu’il n’y a jamais eu chez Heidegger d’attitude ou d’action antisémite au sens propre. Mais elle ajoute : « ce qui peut lui être reproché, c’est de n’avoir pas été assez anti-antisémite.»

Ce qui saute aux yeux dans cette phrase, c’est la manière naïve (tout à fait analogue aux dénégations puériles) dont le grief est maintenu coûte que coûte. Le prévenu n’est pas coupable du crime dont on l’accuse – il n’en est pas moins coupable, puisqu’il n’a pas assez combattu ce dont on ne peut l’accuser!

Que peut bien vouloir dire : ne pas être assez anti-antisémite ? Quand donc aura-t-on assez mené le bon combat, si l’on entend strictement l’ignominie qui consiste à condamner d’avance quelqu’un non pour ce qu’il aurait fait, mais pour ce qu’il est censé être ? La réponse est simple : quand personne ne portera plus accusation pour autre chose que ce qu’a fait un accusé – non pour ce qu’il n’a pas fait, ni même pour ce qu’il n’a pas assez fait. Tant que ce stade n’est pas atteint, il est clair que nous pouvons tous, en conscience, nous reprocher de n’avoir pas assez lutté.

 

Ces remarques mènent naturellement à dire un mot de la justice. Là aussi, la pensée révolutionnante de Hölderlin ouvre des aperçus auxquels notre temps est devenu obstinément sourd (à l’exception notable de Martin Heidegger qui s’est, lui au contraire, mis à son écoute pour entreprendre rien de moins qu’un autre départ pour penser).

Dans les Remarques sur Œdipe, écrites environ cinq ans après la lettre dont a été citée la phrase concernant la “révolution des modes de conscience et de représentation”, le poète parle du Roi Œdipe en son office de juge; et il note :

 

« Oedipe interprète la parole de l’oracle de manière trop infinie, <et il se voit ainsi> pris dans la tentation d’aller  en direction du nefas.»

Ce que recouvre le mot “nefas”, Hölderlin l’explique quelques lignes plus bas. L’interdit – ce que les Dieux ne permettent pas – Œdipe le prononce (dit-il) « en ce qu’il fait porter soupçonneusement l’interprétation du commandement universel sur un cas particulier

La parole néfaste est celle qui n’observe pas la séparation entre le monde des hommes et le monde des Dieux. Elle est, en d’autres termes, cet égarement au sein de quoi un mortel outrepasse l’humaine condition en parlant comme seuls les Dieux ont droit de parler. Dans ces circonstances, la justice devient malédiction. Les Romains, maîtres en droit, le savaient aussi, eux qui disaient : Summum jus, summa injuria : la simple volonté d’être absolument juste déchaîne toutes les injustices.

L’office du juge est d’être juste. Mais être juste, ce n’est pas : être un juste. Le juste, selon une tradition vénérable, est celui qui empêche qu’un crime soit commis. Le juge, à la différence du juste, punit un crime commis. Les écueils de son office sont le risque de condamner un innocent et celui, non moins menaçant, d’acquitter un coupable. Le juste, quant à lui, contrecarre les machinations criminelles avant qu’elles ne passent à l’acte, selon un type d’opposition au crime qui, jamais, ne peut immédiatement prendre la forme d’une violence.

Le justicier, de l’autre côté, est aux antipodes du juste : il entend, comme il le dit si volontiers, “faire justice”, alors qu’en réalité il ne fait que tirer vengeance du crime, ce qui n’est jamais qu’ajouter injustice à l’injustice.

Avant de punir un criminel, bien avant, s’impose au juste l’inapparente besogne de protéger un être contre ce qui le menace criminellement. Qui se donne pour “mission” de punir passe vite sur les continuelles, peu gratifiantes, les humbles difficultés auxquelles doit faire face celui qui cherche à préserver la vie, ou même la dignité de son prochain.

 

Sans doute n’est-ce pas être un juste que de travailler comme le fait Heidegger, c’est-à-dire en consacrant toute sa force à faire surgir les conditions sous lesquelles il devient possible de véritablement penser.

Si je dis qu’il n’est pas un juste, je ne sous-entends toutefois en aucune façon qu’il se désintéresse de la justice, ou qu’il méprise ceux qui sont des justes. De même, quand je dis qu’il est irréprochable, je ne dis nullement qu’il serait parfait, et que tout chez lui est exemplaire et incriticable. Mais tant que des accusations mensongères continuent d’être portées contre lui, c’est un devoir de redresser les contrevérités et de dénoncer les calomnies. C’est même un double devoir, d’abord parce qu’il s’agit d’un homme que l’on a pris l’habitude détestable de présenter, au mépris de tous les faits avérés, comme indiscutablement déshonoré; ensuite parce que le travail de cet homme, travail peu accessible en apparence et, du coup, difficile à exposer dans les formes de la communication médiatique, donne trop aisément prise aux caricatures, sinon même aux défigurations. C’est pourquoi il faut rendre hommage à ceux qui, plus soucieux de vérité que de toute autre chose, n’ont pas cessé, comme Walter Biemel, de transmettre ce qu’ils ont appris de Martin Heidegger.

Un philosophe qui a entendu ce que dit Heidegger ne peut plus philosopher autrement qu’en vue d’apporter sa part – quelle qu’elle soit – à l’apparition des “nouveaux modes de conscience et de représentation” évoqués plus haut. Mais je ne dis pas que pour philosopher ainsi, il faille avoir rencontré Heidegger. Je ne le dis pas pour la simple raison que si Heidegger a pu emprunter son chemin, c’est qu’il en a reçu d’ailleurs (non pas “d’ailleurs que du monde”) l’injonction. Or cela : avoir à répondre de ce qui a fait entrer notre être au sein du partage que nous adresse la parole – tout être humain, en tant qu’être humain, en est aujourd’hui requis – d’une requête qui ne fait plus qu’un désormais avec la condition de l’homme moderne.

Paris

5 janvier-11 février 2003


 

 

 

 

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Entretien publié dans le “Magazine Littéraire”

 

                 Pourquoi avez-vous tant tardé à publier les Écrits politiques de Heidegger ?

             J’aimerais d’abord faire remarquer que ce livre est la première publication où est présenté l’ensemble des textes qui jalonnent l’engagement politique de Heidegger en 1933, et son désengagement après la démission du Rectorat, au printemps 1934. Ai-je vraiment trop tardé à publier ce travail ? Je ne le crois pas, et pour deux raisons. La première est toute simple : j’aurais pu faire paraître ce livre après la mort du philosophe (1976) - mais je me disais qu’il ne fallait pas faire de ces textes le centre de l’intérêt qu’on peut porter à Heidegger. Car il faut avoir d’abord compris quelque chose à la pensée de Heidegger pour comprendre vraiment les Écrits politiques. La seconde raison nous est offerte par les événements historiques des six dernières années. Ce que nous appelons l’“implosion” du communisme va permettre, je crois, d’examiner bien des choses, et le “cas” de Heidegger en particulier, dans une perspective historique, et non plus d’abord politique. Un travail comme celui auquel se consacre François Furet dans Le passé d’une illusion, où il montre le mécanisme de l’hégémonie intellectuelle exercée par le marxisme-léninisme de 1917 à nos jours, un tel travail devrait grandement contribuer à nous libérer, singulièrement dans l’exercice de la critique historique, d’un certain nombre d’habitudes mentales qui ne facilitent pas un rapport objectif avec la réalité.

             Mais je comprends aussi ceux qui m’ont dit, pendant toutes ces années, qu’il serait utile de disposer d’une édition sérieuse de ces textes de Heidegger - ne serait-ce que pour éviter de graves inexactitudes de citation. Un exemple surprenant d’un à peu près de ce genre, nous l’avons dans l’admirable Hitler et Staline d’Allan Bullock (un livre où se déploie une véritable perspective historique). Eh bien ! figurez-vous que, mentionnant l’engagement de Heidegger, le grand historien d’Oxford cite comme faisant partie du Discours de rectorat le trop fameux appel en faveur d’Hitler lors du référendum de novembre 1933.

               

            Ce sont en effet deux textes bien distincts. Reste que Heidegger a pourtant bien appelé  à voter pour Hitler. Vous avez traduit de nombreuses œuvres du philosophe, et l’avez rencontré maintes fois. Sans doute vous soupçonnera-t-on de vouloir minimiser la netteté de son engagement.

               

            Je ne veux rien minimiser - mais les erreurs, ou les fautes, gardons-nous d’en faire trop vite des absolus. Avoir soutenu Hitler, au moment et dans les circonstances où Heidegger l’a fait, n’est pas, à mes yeux, une faute absolue, pas plus d’ailleurs que le fait, pour d’autres, de s’être engagé, à une certaine époque et dans un contexte précis, aux côtés de staliniens.

             Tenir compte des circonstances, c’est ce qui permet de ne pas tout placer sur le même plan. Ainsi, prendre soin de rappeler que dans le Discours de rectorat, il n’y a pas la moindre mention ni même allusion à Hitler (le contraire serait pour le coup lourdement significatif), c’est faire apparaître que Heidegger, pendant son année de rectorat, a cru pouvoir distinguer, au sein d’un processus de rénovation de l’Allemagne qu’il jugeait alors indispensable, entre deux ordres d’engagement : celui qui concerne le rôle qu’en tant qu’institution en charge du savoir, aurait à jouer l’Université dans la transformation de la société, et celui qui correspond à des décisions politiques concrètes sur l’intention desquelles Heidegger (avec tant d’autres) s’est trompé en pensant qu’elles allaient dans le bon sens.

 

           Pourquoi votre présentation accorde-t-elle une telle importance à l’environnement historique ?

               

             Pour permettre au lecteur de mieux comprendre - ce qui n’est pas excu­ser. Réfuter des accusations sans fondement, c’est au contraire en disculper celui à qui on les impute. Ainsi quand je rapporte que Jaspers (lequel n’avait,  sur ce point, aucune propension à l’indulgence) a formellement déclaré que Heidegger n’a jamais été antisémite, je fournis un document dont il faudrait tout de même tenir compte. Je peux ajouter que c’est loin d’être le seul. Il y a par exemple le témoignage du théologien et pédagogue Georg Picht, le mari de la grande claveciniste Edith Axenfeld, elle-même d’origine juive. Mais je sais que même l’accumulation des témoignages n’arrive guère à ébranler des convictions passionnées. Aussi je me surprenais quelques fois, en travaillant, à penser que je faisais exactement le travail inverse de celui d’un procureur comme Vychinski, l’homme qui disait : “Donnez-moi une seule ligne de n’importe qui, et je vous y trouverai de quoi le faire condamner”. Le temps des procureurs et inquisiteurs occupés à trouver coûte que coûte des raisons de condamner devrait être clos, du moins il faut l’espérer. Pour ma part, j’ai cherché, dans ce livre, à examiner si les raisons alléguées contre Heidegger étaient valables, donc si les accusations reposaient sur un fondement réel. Désormais, chaque lecteur des Écrits politiques pourra se faire une opinion en tenant compte de ce travail de critique.

 

             Ne craignez-vous pas d’apparaître comme l’avocat de Heidegger ?

               

            Je ne vois rien d’infamant dans la qualité d’avocat. Mais ce qui plaide le mieux pour Heidegger, c’est son œuvre, l’immense travail dont l’Édition intégrale permettra de mesurer l’ampleur (d’ici quelques mois, on va passer en Allemagne le cap des cinquante titres parus - soit la moitié des volumes annoncés). Cependant, du fait que son engagement est à peu près universellement, et non sans d’évidentes raisons, considéré comme une tache dans son existence, au point qu’en résulte chez beaucoup une suspicion à l’égard de sa pensée, j’ai voulu rendre accessible tout ce qui met désormais chacun en mesure de se faire une opinion raisonnée sur la question. À ce propos, j’attire l’attention sur l’importance d’un texte inédit jusqu’ici en français, la conférence La menace qui pèse sur la science, où dans un cercle restreint, mais suffisamment ouvert pour être un cercle public, Heidegger a reconnu que sa tentative de rectorat, en 1933-1934, avait été une erreur : “Sans contredit - une erreur, de quelque manière que l’on veuille prendre la chose”, dit-il en novembre 1937. Il n’a donc pas attendu qu’un terme ait été mis au règne d’Hitler, et que soient révélées l’ampleur inouïe de ses crimes, pour déclarer qu’il s’était fourvoyé en s’engageant comme recteur de son université - c’est-à-dire en essayant de prendre part en tant que responsable universitaire à une “révolution allemande”. La question est ici clairement : est-il licite de distinguer entre une “révolution allemande” et une “révolution nazie” ? Or en novembre 1937, Heidegger déclare publiquement que tenir, dès 1933, cette distinction pour possible, c’était se fourvoyer. Se fourvoyer, c’est perdre la direction dans laquelle on s’était engagé.

 

            Il a dit cela en 1937. Mais ce qu’on lui reproche, c’est de ne pas l’avoir redit après la fin de la guerre.

               

             Je ne peux vous dire que mon sentiment. Je crois qu’en 1945, Heidegger était non seulement prêt à s’expliquer, mais désireux de le faire. C’est là qu’est intervenu l’activité de la “Commission d’épuration de l’université de Fribourg-en-Brisgau”… À ce sujet, le livre contient assez de documents pour que chacun, encore une fois, puisse étudier ce qu’il en est, et apprécier.

            Mais vous posez la question du “silence” qu’aurait observé Heidegger après 1945. En réalité, Heidegger n’a pas fait silence. Pour tous ceux qui ont la patience de lire et de méditer ce qu’il a publié après la guerre - et ce qu’il a écrit sans le publier aussitôt - le nombre et la richesse des propos qui s’efforcent de penser la terrible apparition du totalitarisme sautent aux yeux. La façon dont Heidegger approfondit la notion philosophique de nihilisme forme bien le cœur de cette pensée.  Ne confondons pas silence et surdité à ce qui est dit.

 

            Quand on voit la persistance des attaques, on peut penser que cette surdité n’est pas sur le point de s’atténuer.

               

             Je suis persuadé qu’avec le temps - à présent sans doute plus vite que nous ne croyons - les passions qui entourent le nom de Heidegger vont peu à peu se calmer et cesser d’altérer l’accès à la pensée véritable du philosophe. Ces passions tirent leur virulence surtout de la politisation extrême qui a remué le XXème siècle, dans un antagonisme où - comme l’écrit François Furet dans Le passé d’une illusion (p. 245) - “deux régimes totalitaires, identiques quant à leurs visées de pouvoir absolu sur des êtres déshumanisés, se présentent  chacun comme un recours contre les dangers que présente l’autre.” L’hitlérisme en effet s’est voulu l’antimarxisme le plus radical, comme le marxisme-léninisme a prétendu incarner le “combat antifasciste”. La disparition du “marxisme-léninisme” comme Parti-État, a rendu la Gauche entière légataire de ce combat. Il faut espérer que la Gauche n’hérite pas en même temps de la paranoïa qui couve toujours dans l’antifascisme stalinien, et fait qu’avec lui, la révolution dévore effectivement ses enfants. Nécessaire est aujourd’hui de quitter les antagonismes absolus. La tolérance vraie supporte parfaitement l’altérité, au point de se faire la garante d’une vraie existence en commun. Il faut arriver à savoir ce qui menace l’humain aujourd’hui, et non pas seulement hier.

           

            Le risque n’est-il pas de laisser croire que vous voulez ainsi frauduleuse­ment “tourner la page” ?

               

              Séparer hier et aujourd’hui me semble être au contraire le plus sûr moyen de rendre justice en particulier à ce qu’il y a d’indépassablement positif dans la critique du “mode de production capitaliste” chez Marx et chez tous les révolutionnaires, à savoir qu’en dépit de tous les naufrages, cette critique prend sa source dans le souci intransigeant d’exiger sans cesse la justice sociale. N’oublions pas que le triomphe du libéralisme n’institue pas automatiquement les conditions d’une société juste.

             Les textes de Heidegger que nous pouvons à présent lire, et qui per­mettent de suivre pas à pas les péripéties de son rectorat raté, mais aussi, à partir de 1934, les étapes d’un désengagement où mûrit son refus de tout système - y compris de tout système politique - ces textes ont à mon avis quelque chose à nous apprendre sur la situation historique où nous nous trouvons encore aujourd’hui.            

            Voilà à quoi je pense, au moment où ce livre est présenté au public. Pourra-t-on espérer une vraie discussion, dans laquelle il ne s’agit pas de démasquer l’adversaire comme menteur, mais d’essayer d’y voir clair ?

 

 


Fumée sans feu ?

 juillet 2001

Je me rappelle l’air songeur de Jean Beaufret racontant une soirée, vers 1934, où il avait entendu le fils du Capitaine Dreyfus faire, à une question certes embarrassante (le “conseiller Prince”, qui avait eu à connaître de l’affaire Stavisky, s’était-il suicidé ou bien avait-il été assassiné ?), la surprenante réponse : «Il n’y a pas de fumée sans feu.» Le fils d’un homme qui est devenu le symbole de l’innocent injustement condamné grâce aux basses-œuvres d’un groupe de faussaires et de calomniateurs; ce fils qui aurait dû avoir appris pour le restant de ses jours qu’il est possible de répandre des fables dans le but de tromper, Jean Beaufret ne l’avait pas oublié, et il s’est étonné jusqu’à la fin de sa vie de cette prodigieuse inconséquence.

 

Pour le 25ème anniversaire de la mort de Martin Heidegger, l’hebdomadaire “Die Zeit”, de Hambourg, n’a pas hésité à publier, dans son numéro 22 du 23 mai 2001, un ar­ticle qui répand de telles fumées (qui n’ont pas manqué d’être reprises et amplifiées dans plusieurs organes de presse européens – “Libération”, puis “Le Monde”, à Paris, le “Corriere della Sera”, à Milan).

L’auteur de l’article entend montrer que Heidegger, pendant qu’il était recteur, se serait prononcé sans équivoque en faveur du racisme nazi.

Première “preuve”, une lettre, ainsi présentée (je traduis le texte de l’article) :

«Encore en avril 1934, il [Heidegger] écrit à Karlsruhe, en sa qualité de Recteur de l’Université de Fribourg, à “Monsieur le Ministre du culte, de l’éducation et de la justice” que “depuis des mois” il cherche pour “l’enseignement de l’hygiène raciale” une “personnalité compétente”, “dans le but de proposer au ministère [une fois cette per­sonnalité recrutée] la création d’une chaire pour un chargé de cours en science des races et en génétique.»

Dans cette présentation, la lettre peut en effet être interprétée dans le sens où l’on veut qu’elle soit lue. Mais, avant même de demander si cette présentation est honnête, je dois, pour être parfaitement clair, demander si, aujourd’hui, on a encore le droit de se poser une autre question, préalable celle-ci, à savoir : s’agissant de Heidegger, est-il juste de partir du postulat que cet homme se soit irrémédiablement compromis avec le na­zisme ? Cette question, je ne me lasserai pas, comme disait Voltaire, de la répéter jus­qu’à ce que soit compris tout ce qu’elle implique.

Revenons à la “preuve”. L’auteur de l’article a omis de faire référence au début de la lettre. Qu’y apprenons-nous ? Que Heidegger écrit au Ministre pour demander que ne soit pas prorogée, pour le Professeur Nissle, la charge que ce dernier avait assumée pro­visoirement d’enseigner l’hygiène raciale.

Pourquoi ne pas citer ce début de lettre ? La réponse est simple : ce début obligerait à se poser quelques questions. Or c’est justement cela qu’il s’agit d’interdire par avance. L’information qui doit “passer”, c’est que Heidegger est démasqué. Il n’y a rien d’autre à voir. Circulez !

Qui était le Professeur Nissle ? Un hygiéniste et bactériologue, spécialiste des pro­cessus pathogéniques, auquel avait été attribué en outre l’enseignement de l’hygiène raciale. Cette dénomination, aujourd’hui encore, désigne en Allemagne ce qui, depuis le Congrès fondateur réuni à Londres en 1912, porte le nom de “science eugénique” (en domaine anglo-saxon “eugenics”). Le professeur Nissle, n’étant pas spécialiste en eugé­nique, avait demandé à ne plus être chargé de cet enseignement, ce qui lui avait été accordé.

Les “intellectuels” nazis donnaient à l’eugénique une importance idéologique déci­sive, la chargeant de fournir l’assise “scientifique” de la politique raciale du parti.   Dans l’Allemagne d’Hitler par conséquent la science eugénique, devenue “eugénisme” pro­prement dit, jouait le même rôle d’endoctrinement qu’en URSS le “Diamat” – c’est-à-dire le marxisme revu et corrigé par Staline en “matérialisme-dialectique”.

L’université de Fribourg, au moment où Heidegger, le 13 avril 1934, s’adresse au ministère de Karlsruhe, ne dispensait plus de cours d’eugénique. Ce que demande Hei­degger au début de cette lettre, c’est que le Professeur Nissle continue à ne plus enseigner l’eugénique. Il faut comprendre que Heidegger, du seul fait qu’il demandait que l’on pérennise cette situation de non-enseignement, se plaçait de fait en position délicate face aux autorités nazies. C’est pourquoi il écrit la phrase sur laquelle l’auteur de l’article pointe son index accusateur :  “ depuis des mois, je cherche une personnalité capable d’assurer un enseignement dans ce domaine, dans le but, alors, de proposer au ministère la création d’une chaire pour un chargé de cours en science des races et en génétique.” Cette phrase peut être lue comme si Heidegger y révélait un réel souci de promouvoir cet enseignement. J’ajouterai même qu’au moment où elle était écrite, il fallait qu’elle soit lue ainsi. Ce que le lecteur d’aujourd’hui ne doit pourtant pas perdre de vue, c’est que s’il la lit ainsi, il l’interprète exactement comme Heidegger voulait qu’elle fût com­prise par les fonctionnaires nazis, c’est-à-dire comme un engagement pour l’eugénisme et la science des races.

La réalité est exactement inverse. À mon tour d’en apporter une preuve :  la de­mande, au ministère, de créer une chaire, même pour un simple professeur chargé de cours, est une procédure qui (à l’époque, comme aujourd’hui) demande du temps. Loin de favoriser le recyclage de son université par introduction d’enseignements nouveaux, le recteur Heidegger engage une procédure dont il y a tout lieu de croire qu’elle n’abou­tira pas avant au moins des mois. Si l’on ajoute que cette procédure implique en tout état de cause que c’est le recteur Heidegger qui entend juger la compétence de la per­sonnalité à choisir, il n’est plus possible de lire cette lettre comme l’auteur de l’article veut qu’elle soit lue.

 

Passons à la seconde “preuve”. Je ne m’y attarderai pas autant, vu qu’elle procède de la même incapacité à prendre le recul nécessaire pour comprendre ce qui est dit; de sorte que je risque d’ennuyer les lecteurs en redisant, mais dans un autre contexte,  ce qui a été largement exposé au sujet de la première “preuve”.

 L’article de “Die Zeit” cite quelques phrases soigneusement détachées de leur contexte (c’est le moment de rappeler la fameuse déclaration d’Andréï Vychinski, l’accusateur public des procès de Moscou : “donnez-moi dix lignes de n’importe qui, et je le fais fusiller”).

Le texte incriminé, qui occupe un peu plus de deux pages  (pp. 150-152) dans le tome 16 de l’Édition Intégrale, reproduit une allocution prononcée au début août 1933 par Heidegger à l’occasion du cinquantenaire de l’Institut d’anatomie pathologique de l’Université de Fribourg. De quoi s’agit-il ? Heidegger expose devant ses collègues médecins ce que signifie pour leur science de prendre place au sein d’une époque. Heidegger dis­tingue ainsi trois époques : celle de l’Antiquité grecque, celle du moyen-âge chrétien, celle du monde bourgeois – et il s’interroge sur la possibilité d’une nouvelle époque à venir.

L’auteur de l’article présente Heidegger se réfèrant à l’histoire de la médecine dans le but d’y chercher la justification d’une conduite criminelle à venir. Il ne recule en effet pas devant l’énormité – alors que rien de tel n’est même évoqué dans l’allocution – qui consiste à qualifier d’euthanatologique (sic!) le propos de Heidegger. Là encore la réalité est tout autre : Heidegger expose dans son texte ce qui a été nommé trente ans plus tard un “changement de paradigme” – phénomène dont aucun médecin, aujourd’hui, ne peut manquer de noter qu’il a d’immenses répercussions jusque dans sa pratique quotidienne.

Il est assurément indéniable qu’en août 1933, s’imaginer Hitler en homme politique capable de promouvoir une véritable révolution, c’est se tromper gravement. Mais passer sous silence que Heidegger est relativement vite revenu de son erreur, pour pouvoir supposer à cette erreur des motifs abjects, c’est non plus seulement se tromper, mais tromper l’opinion publique. La reductio ad Hitlerum dont parle si pertinemment Leo Strauss est bien la posture d’un accusateur public. Mais cette posture vire rapidement à l’imposture. Il suffit pour cela que l’accusateur parle de ce qu’il ne connaît pas. Car ainsi que le note Montaigne :  “Le vrai champ et sujet de l’imposture sont les choses inconnues.”


Le scandale Heidegger

Autour de la parution des Écrits politiques 1933-1966, de Martin Heidegger, traduits, annotés et préfacés par François Fédier aux éditions Gallimard, Paris, septembre 1995.

 

Entretien avec François Fédier

Entretien réalisé le 17 novembre 1995.

Corrigé par FF le 22 novembre 1995

   

Olivier Morel : François Fédier, vous avez bien connu Martin Heidegger, vous avez beaucoup écrit sur Heidegger et vous êtes aussi connu pour être l'un des plus constants défenseurs du philosophe. Une nouvelle polémique s'est donc déclenchée sur ce qui par le passé a été qualifié d'“Affaire” ou de “scandale” Heidegger et de manière inédite dans cette “nouvelle affaire”, le scandale tient plus à la lecture que vous en faite qu'à l'engagement en lui-même, à preuve la longue préface que vous lui consacrez dans ce volume des Écrits politiques récemment parus chez Gallimard. Cette longue préface intitulée “Revenir à plus de décence” semble avoir justement provoqué, choqué, indigné, bref toutes les réactions sauf la décence escomptée… A quoi l'attribuez-vous ? Ne vous semble-t-il pas — justement pour employer un des maîtres-mots heideggeriens — que l'accusation comme la disculpation de Heidegger traduisent et trahissent une réelle angoisse ?

 

 

François Fédier : Du côté de ce que vous appelez la “disculpation” — terme sur le­quel il y aurait beaucoup à dire — je crois qu'il y a moins d’angoisse que de l’autre côté. Je ne me sens pas, pour ma part, spécialement angoissé par Heidegger. Que les réactions dont vous parliez continuent, est sans doute regrettable, bien que cela soit déjà en train de s’atténuer. J'ai l'impression que, comparées à ce qui s'est passé au moment de la sortie du livre ridicule de V. Farias, les réactions en ce moment sont nettement plus mesurées. Contrairement à ce que vous semblez avoir senti, je crois vraiment qu'on est en train d'aller vers plus de décence.

 

 

O.M : Vous écrivez (p 64) qu'il était impossible entre 1933 et 1935 de prévoir ce que seraient les crimes du nazisme…

 

 

F.F : …ce n'est pas moi qui dis cela, c'est un auteur allemand. Mais je pense aussi qu'il est impossible de prévoir à l'avance ce que seront les événements à venir. En 1933, on pouvait constater certaines manifestations criminelles. Ce qu’il faut se demander, au moins pour la question qui nous occupe, c’est : quelle a été l'attitude de Heidegger vis à vis de ces manifestations; j'en parle dans la préface. Mais dire qu'à partir de ces crimes-là on pouvait prévoir qu’allait s’en suivre une extermination massive d'innocents… je regrette infiniment, on ne peut le faire qu'à partir de systèmes de pensée malhonnêtes.

 

 

O.M : Cela dit, vous écrivez dans la même préface (p 86) que Heidegger se livre à un acte de “résistance” en acceptant d'assumer en 1933 les responsabilités de recteur de l'université de Fribourg en Brisgau : n'était-il pas au courant de la dimension totalitaire, antisémite voire criminelle de ce régime ?

 

 

F.F : Je pense qu'il percevait des potentialités - contre lesquelles précisément il pen­sait pouvoir à cette époque-là agir de la façon dont il a agi. Je signale un fait parfai­tement avéré et que plus personne ne conteste à ma connaissance : Heidegger a in­terdit l'affichage du panneau contre les Juifs dans son université. Si vous voulez ap­peler cela une forme d’acquiescement à ces potentialités totalitaires, je vous en laisse la responsabilité.

 

 

O.M : Votre préface s'inscrit dans un contexte politique, actuel, celui de l'effondrement du bloc communiste. Vous savez que dans l’Allemagne des années 1985-1986 a éclaté la fameuse “querelle des historiens”, le “Historikerstreit”, où l'historien allemand Ernst Nolte a été accusé de replacer l'extermination dans la continuité de l'opposition au bolchevisme, où le nazisme aurait été une phase parmi d'autres. Pourriez-vous éclairer cet aspect de votre préface qui ne mentionne pas explicitement la querelle des historiens mais qui néanmoins se place politiquement dans ce contexte de la chute du mur ? Qu'est-ce que ce contexte apporte à la lecture du Heidegger politique ?

 

 

F.F : Sur ce point précis, qui me parait en effet très important, mon opinion est que si l’on réduit le travail de Nolte à l'idée que le national-socialisme ne s'explique que par le bolchevisme, et que deuxièmement cette explication revient à excuser en quelque façon que ce soit les crimes du nazisme, on ne rend pas honnêtement compte de ce travail : on le simplifie scandaleusement, et du même coup on sché­matise ce qui est complexe.  Le phénomène de la réaction disons “fasciste” puis “nationale-socialiste”, en Italie et en Allemagne, n'est pas, qu’on le veuille ou non, intégralement explicable si l'on fait abstraction de la révolution de 1917 en U.R.S.S. Que cela soit indéniable, c'est ce dont tout le monde commence à se rendre compte. Mais encore une fois, j'insiste : cela ne signifie pas du tout que le véritable respon­sable des crimes nazis soit le bolchevisme… Vouloir penser ainsi serait une tentative tellement grossière de blanchir le nazisme que personne d’honnête ne peut s’y arrê­ter.

 

 

O.M : Vous savez que dans ce problème l'un des enjeux n'est pas seulement que le bolchevisme serait l'un des responsables du nazisme. Ce à quoi l’on s’oppose, c’est à l'opération idéologique de relativiser la dimension criminelle du régime et notamment les persécutions dont ont été victimes les juifs. C'est la raison pour laquelle certains commentateurs ont employé le terme de “révisionnisme”.

Par ailleurs — sur cette question de l'extermination — vous êtes circonspect sur le fameux “silence” de Heidegger à ce sujet ?

 

 

F.F : L'entreprise d'Hitler n'est pas compréhensible, si on fait abstraction de l'élé­ment de lutte à mort contre le système bolchevique. Si l'on veut faire abstraction de cet élément-là, on ne peut pas comprendre ce qui s’est passé dans l'Allemagne nazie. Bien entendu, le côté proprement dément de la pensée de Hitler est d'avoir amalgamé le bolchevisme et le prétendu “complot juif international”; c’est d'avoir interprété le bolchevisme d'un point de vue antisémite, c'est-à-dire en faisant du bolchevisme l'une des deux faces de ce “complot juif mondial”. Cet amalgame-là, qui constitue le noyau du délire  hitlérien, est la véritable cause de la “solution finale”. Dire cela, je ne vois pas en quoi c’est “relativiser” le crime nazi.

Deuxièmement, en ce qui concerne ce que l'on appelle le “silence” de Heidegger : rendez-vous compte qu’aujourd'hui, en 1995, nous avons encore tant de peine à dire aussi clairement qu’il le faut des choses aussi simples que ce que je viens de dire - à savoir qu'Hitler était au moins autant antibolchevique qu'antisémite, puisqu'il faisait des deux la même chose,  et que cela ne peut pas servir à relativiser les crimes  d’Hitler - rendez-vous compte qu’une grande quantité de gens n'arrivent toujours pas à comprendre cela… Essayez donc d’imaginer ce qui ce serait passé si Heidegger avait essayé d'expliquer cela en 1945 ! Il n'y a pas, à mon sens, de “silence de Heidegger” mais tout simplement : il n'a pas parlé dans le cadre qui est celui que notre époque considère comme le seul cadre où l'on puisse prendre la parole : les médias, les journaux, les télévisions. Il n'a pas parlé dans ce cadre. Est-ce que l'on peut décemment considérer que ne pas parler dans un cadre médiatique, cela revient à faire silence ? Il y a chez Heidegger, concernant notre époque, une quantité de notations, après la guerre, qui vont au cœur de la question posée et qui par conséquent répondent. A nous de l’entendre !

 

O.M : Mais on parle là du silence dans sa dimension politique. Philosophiquement, il s'est trouvé des commentateurs pour dire qu'on ne trou­vait rien dans la philosophie de Heidegger après 1945 qui soit une tentative de penser ce qui s'était produit à Auschwitz, alors que Auschwitz reste l'un des grands événements de ce siècle qui survient non seulement dans l'ordre de la pensée mais dans tous les domaines…

 

 

F.F : D'abord il faudrait peut-être se demander : quelle est l’autorité de ces commentateurs ? Je préférerais pour ma part que l’on prenne en considération le fait que tout le développement de la pensée de Heidegger concernant le nihilisme ne commence pas après le nazisme, mais a lieu publiquement dès1936, c'est-à-dire en plein nazisme. Mais je crois que nous n’avons pas répondu à la question que vous posiez tout à l’heure, celle de la “résistance”. Vous me disiez que je prétendais que Heidegger avait résisté. Or je ne prétend rien du tout. Ce que je fais, c'est constater que dans l'esquisse politique qu'il y a dans le Discours de rectorat, apparaît en toutes lettres le mot de “résistance”; et je demande : Est-ce que Heidegger a laissé échapper ce mot par inadvertance, ou bien   ne se rendait-il pas compte de ce qu'il disait ? Ou bien au contraire, est-ce un mot auquel il donne son plein sens ? Si ce mot a du sens, et si Heidegger l'écrit au moment où il prend en charge le rectorat, je demande que l'on se pose une question : que voulait-il dire, en 1933, en parlant de l’impératif, pour tout pouvoir, de laisser s’exprimer une résistance ? Je ne demande pas plus …

 

 

O.M : Alors d'où vient cette fascination, cette puissance de la pensée heideggerienne et cette passion qu'elle déclenche tant du point de vue de la pensée, que du point de vue politique ? N'y aurait-il pas pour être plus précis un point aveugle dans l'ensemble de la pensée de Heidegger, qui a à voir avec l'ensemble des systèmes de valeurs occidentaux, je pense en particulier à ce mot de nihilisme que vous avez prononcé, n'y a-t-il pas dans cette affaire Heidegger quelque chose qui comme Auschwitz arrive à la pensée, que la pensée n'arrive pas à penser ?

 

 

F.F : Tout cela est trop entremêlé… Je ne peux pas répondre en bloc…

 

 

O.M : D'où vient la puissance et la passion qui se déclenche autour de Heidegger, tant du point de vue de la pensée que du point de vue politique ?

 

 

F.F : Je n'ai pas de réponse dogmatique là-dessus, mais il me semble qu'il doit y avoir chez Heidegger quelque chose qui est très profondément au cœur des préoc­cupations et de la situation de notre époque…

 

 

O.M : … en quoi ?

 

 

F.F : Dans la mesure où c'est une pensée qui s'explique avec le nihilisme et qui d’abord s'y expose. N'oublions pas que la pensée de Heidegger à propos du nihilisme est quelque chose qui va… — là aussi je risque de choquer un certain nombre de gens, mais cela n'a pas d’importance — bien au-delà de la pensée du nihilisme chez Nietzsche. La façon dont Heidegger prend la question du nihilisme en fait véritablement non pas la tache aveugle, mais le foyer incandescent où se nouent toutes les questions décisives de notre temps. Ce foyer incandescent n’est pas seulement un centre de lumière; c’est un point brûlant, où se concentrent des énergies qui peuvent être épouvantablement dévastatrices.

 

  

O.M : La question corollaire était : n'y a-t-il pas dans la philosophie de Heidegger comme philosophie qui essaie de penser l'impensé, des éléments pour comprendre cet impensé absolu que serait la Shoah ?

 

 

F.F : Je ne pense pas que l'on puisse dire que la Shoah soit l'impensé absolu. Je dirais plutôt que la Shoah est une manifestation (une manifestation entièrement épouvantable) de l'impensé absolu. Il ne faut pas confondre les deux, ce qui ne signifie nullement, encore une fois, que l’on relativise ainsi l'épouvantable massacre qu'a été l'extermination. Comment vous dire ? La façon dont Heidegger entrevoit l'ensemble de l'histoire de la philosophie mène à une possibilité de comprendre ce qui d'une certaine façon, sous nos yeux, mais s’étant mis en route depuis pas mal de temps, a commencé à déraper de manière irrésistible. Quand on dit irrésistible, il faut immédiatement préciser que le travail d'une pensée comme celle de Heidegger vise précisément à résister à ce dérapage.

 

 

O.M : Quand vous parlez de ce “dérapage irrésistible”, vous parlez de la question de la technique, en particulier, pas seulement. Là encore le même problème se pose, l'approche de la question de la technique par Heidegger nous permet aussi de comprendre comment la technique a rendu possible l'extermination mécanique, machinale, technique, de millions d'individus, une extermination qui comprenait en elle-même la disparition du moyen de l'extermination. Est-ce que ce problème-là n'est pas aussi en germe dans la passion qui se déchaîne autour du silence de Heidegger ? Cette double occultation : la technique qui occulte jusqu'au fait qu'il y ait eu extermination, et l'occultation heideggerienne de Auschwitz…

 

 

F.F : Ce qui est tout à fait étrange dans votre formulation, c'est que vous semblez dire que l'homme qui essaie d'expliquer les raisons de l'occultation, c'est celui qui occulte la question…

 

 

O.M : …une précision donc : je ne parle pas de l'homme Heidegger mais bien de ce qu'on prête à Heidegger, je parle de la passion, de la fascination qui existe autour de Heidegger…

 

 

F.F : Permettez moi une remarque à propos du mot de “fascination”. Il faut être ex­trêmement prudent avec ce mot. “Fascination” est un mot qui décrit des phéno­mènes en rapport avec l'âge du monde dans lequel nous vivons. Le mot “fascination” et le mot “fascisme” sont apparentés, et ce n’est pas un hasard. Je me garde donc bien, en ce qui me concerne, de me laisser aller à la moindre fascination à l'égard de la pensée de Heidegger. Je pourrais même ajouter que si la pensée de Heidegger se met à exercer une fascination, j’y vois le signe assuré que l'on s'y prend très mal avec elle.

 

 

O.M : Donc qu'en est-il de cette double occultation : que la technique occulte jusqu'à l'extermination, et le fait qu'on prête à Heidegger, le fait d'avoir occulté la dimension de l'extermination, ce fameux silence ?

 

 

F.F : Mais il n'y a pas d’occultation chez Heidegger! Permettez-moi de signaler ce dont je m’étonne dans le texte Critique et soupçon, à présent publié dans Regarder voir (Les Belles Lettres, Paris, 1995). D’un côté, on prétend que Heidegger ne dit rien à propos de l’extermination, et l’on s’en scandalise; et quand, d’un autre côté, on produit un texte de Heidegger qui en parle, on trouve scandaleux ce qu’il en dit - avant même de se préoccuper du sens que pourrait avoir son propos. Rendons-nous d’abord une bonne fois compte de ce fait caractéristique : quand Heidegger parle de quoi que ce soit, il y a un déchaînement de passions hostiles.

 

 

O.M : … c'est ce que j'appelais la démesure du scandale. Quoi du point de vue allemand sur cette affaire, sur ce scandale, non seulement sur cette parution récente des Écrits politiques mais aussi sur l'Affaire Heidegger il y a huit ans ?

 

 

F.F : En ce qui concerne les Allemands et la façon dont ils se comportent par rapport à Heidegger, il y a évidemment un tout autre psychodrame qu'en France. En Allemagne s’est constitué tout un ensemble de barrières contre la pensée de Heidegger, et sur ce point j'aimerais dire quelque chose que je n'ai encore jamais dit. Je considère que l'Allemagne, depuis 1945, a suivi un parcours politique assez exemplaire, avec un souci de la démocratie tout à fait exceptionnel dans les pays eu­ropéens. Par conséquent on ne me trouvera évidemment pas parmi les gens qui cri­tiquent l'attitude politique générale des Allemands sur ce point. J’irais même jusqu'à dire que si, pour arriver à cela, le prix qu’ils avaient à payer était en particulier d'oc­culter la pensée de Heidegger, je m'en accommoderais volontiers. Car je crois qu’un jour ou l'autre les Allemands redécouvriront Heidegger, comme l'a dit le vieux Gadamer : “Heidegger nous reviendra par l'étranger”. Je crois qu'à un moment ils redécouvriront Heidegger. Si les Allemands restent ce “peuple du milieu”, comme disait Heidegger, alors sera venu pour eux aussi le temps d'un travail sérieux et por­teur d'avenir.

 

 

O.M : Pour conclure j'aimerai que vous me disiez un mot sur la note 16 page 294 des Écrits politiques, qui concerne le fameux «Sieg Heil», qui dans l'écho médiatique français de ce livre à fait couler de l'encre : “Que veut dire «Sieg Heil»  ?” écrivez-vous. “Aujourd'hui l'expression «Ski Heil» s'emploie sans la moindre connotation politique, pour se souhaiter, entre randonneurs à ski, une bonne course. […] Dans la bouche de Heidegger, «Sieg Heil» exprime par conséquent le souhait que les ouvertures du discours de la paix trouvent chez les autres nations un écho favorable […]” J'ai envie de vous dire, avec un rien d'ironie bien sûr : n'y a-t-il pas là un peu d'indécence ?

 

 

F.F : Laissez-moi vous lire ce passage d'un livre que je ne connais que depuis hier, un livre de Vassili Axionov, qui s'appelle Une saga moscovite (Chap. 7, p. 121). Il s’agit du défilé pour le dixième anniversaire de la Révolution d'Octobre, donc 1927.  Parmi les innombrables délégations défile un régiment d’anciens combattants allemands qui brandissent leur poing fermé. Or que font ces prolétaires allemands, pour répondre aux saluts des spectateurs moscovites ? Je cite : “Sieg Heil! braillent les Allemands.” Je souligne encore une fois que c’est la délégation des prolétaires allemands qui criait “Sieg Heil!” Quand on me reproche aujourd'hui d'être indécent en disant qu’en 1933, “Sieg Heil” n'était pas une manière de parler absolument réservée au nazisme, je viens d'administrer la preuve qu’on a tort; c'est tout ce que j'ai à dire.

 

 

                                                             


Pour ouvrir un entretien

sur les

Écrits politiques

de

Martin Heidegger

Texte prononcé en avant-propos à un débat organisé, sur l’invitation de Didier Franck, le vendredi 8 mars 1996, à la Faculté de Philosophie de l’Université de Tours

            Tout d’abord, je tiens à remercier Didier Franck de m’avoir invité à parler devant vous ce matin des Écrits politiques de Heidegger.

            En fait, je voudrais commencer, en disant quelques mots de la façon dont j’aimerais que nous procédions. Car je n’ai pas envie de faire une conférence. Ce que j’aimerais, c’est que nous arrivions à lancer un vrai débat.

            Par débat, je n’entends pas un affrontement d’opinions opposées. Il faut que nous arrivions à dépasser dès le départ - avant même de commencer - le stade des affrontements, car l’affrontement est essentiellement stérile, d’une stérilité typique de tout ce qui ressortit à la guerre et à la polémique.

            Dans le livre Regarder voir qui a paru un peu avant les Écrits politiques, j’ai publié un essai, intitulé Critique et soupçon, où j’attire l’attention sur une idée très ancienne, celle de l’opposition irréductible entre l’exercice de l’esprit critique et toute forme de guerre. Il y a un temps pour la guerre - tout autre est le temps de l’esprit critique et de son véritable débat.

            Pour illustrer concrètement mon propos, je vais vous citer une phrase de l’article par lequel le journal “Le Monde” a rendu compte de mon édition des textes de Heidegger :

                «Malheureusement, les Écrits politiques contiennent également deux textes de François Fédier qui risquent d’égarer le lecteur non prévenu.»

            Il se trouve que le texte peut-être le plus connu de Descartes, à savoir l’énoncé des préceptes de la méthode commence ainsi :

            «Le premier <précepte> était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneu­sement la précipitation et la prévention…»

            Descartes demande que chacun mette tout son soin à éviter la précipitation (se laisser trop vite aller à penser ce qui vient aussitôt à l’esprit) et la prévention (le fait d’être prévenu). Ce qui chez Descartes est la condition indispensable de tout accès possible à la vérité - ne pas être prévenu - devient, dans l’affrontement polémique des opinions, ce qu’il faut prévenir à tout prix, en prévenant le lecteur, c’est-à-dire en cherchant à orienter d’avance son jugement.

            Peut-il seulement y avoir un vrai débat, si nous ne faisons pas l’effort pour lever nos préventions, c’est-à-dire pour essayer, le plus loyalement que nous pourrons, d’entamer un débat - ce qui implique que nous quittions le terrain de l’affrontement, de la querelle, de l’hostilité ?

            Le siècle dont nous nous apprêtons à sortir comptera assurément parmi ceux où l’on se sera le plus impitoyablement affronté - et nous sommes à tel point marqués par l’esprit d’affrontement, que nous devrions faire tous nos efforts pour réfléchir sans cesse à l’immense désastre où cet esprit conduit inévitablement.

            Maintenant, nous efforcer de ne pas déraper dans l’affrontement, est-ce que cela doit signifier que nous allons, très prudemment, nous limiter à échanger des propos lénifiants ? Ce n’est pas du tout mon intention! Le débat que je souhaite, j’aimerais qu’il soit franc, qu’il aille au fond des questions - ne serait-ce que parce que son sujet est très grave. Il s’agit en effet de politique, et au premier chef de la politique de notre temps, qui s’est vue pervertir comme jamais elle ne l’avait été, quand elle a pris la forme évidemment monstrueuse du nazisme hitlérien.

            Afin de nous mettre bien en face du type d’enjeu que soulève notre débat, laissez-moi vous rapporter un fait troublant.

            À la suite de l’article du “Monde”, paru le 22 septembre 1995, le journal a reçu un volumineux courrier - dont quelques lettres m’ont été personnellement envoyées par leurs expéditeurs. Parmi ces derniers, se trouve un ami qui m’a fait part de la réaction de l’équipe rédactionnelle du journal à sa lettre. En un mot : cette réaction était surtout embarrassée, comme si, au sein même de la rédaction, se déroulaient des affrontements. Bref : deux mois après la parution de l’article qui mettait en garde les lecteurs non-prévenus, “Le Monde” a consacré plusieurs colonnes aux réactions des lecteurs ( numéro daté du 1er décembre 1995).

            Dans le “chapeau” qui précède les divers extraits de lettres, on peut lire ceci :

                «…nous avons reçu des lettres de lecteurs prenant la défense du penseur allemand, qu’ils considèrent comme injustement traité dans nos colonnes.

                Quelques unes de ces correspondances sont, pour la première fois dans une polémique qui dure depuis des années, ouvertement antisémites et néo-nazies et ne sauraient être reproduites.»

            Ici, permettez-moi de poser une question :

            Si depuis des années (depuis 1966, pour ma part), un certain nombre d’anciens proches de Heidegger ont dit et répété qu’il n’y avait rigoureusement rien d’antisémite chez Heidegger, pour quelle raison aujourd’hui le nom de Heidegger cristallise-t-il autour de lui des réflexes d’antisémitisme ?

            J’affirme qu’il y a une grande responsabilité, dans cette dérive désastreuse, chez tous ceux qui ont, inconsidérément ou non, porté contre Heidegger l’accusation calomnieuse d’antisémitisme. Car cette calomnie ne joue pas à sens unique : d’un côté, elle cherche bien à frapper d’interdit la personne et surtout la pensée de celui contre qui elle est portée - mais inversement, elle encourage dangereusement tous les automatismes morbides et tous les fantasmes des vrais antisémites. Entendant répéter que “le plus grand penseur du XXème siècle” est un antisémite, comment voulez-vous qu’un antisémite ne se sente pas conforté dans son fantasme ? Il est donc non seulement odieux de ne pas dire la vérité sur ce point : c’est de plus une aberration dont nous commençons à constater les conséquences inquiétantes.

            C’est pourquoi j’ai écrit et publié à plusieurs reprises - cela me paraît être une sorte de salutaire contre-feu - qu’à mon jugement, il est impossible qu’un antisémite ait pu être “le plus grand penseur du XXème siècle”. Il y a là ce que je m’obstinerai toujours à repousser comme étant une contradiction insurmontable. Et qu’on ne vienne pas chercher à l’atténuer en distinguant artificieusement entre deux sortes d’antisémitisme, l’un qui serait “vulgaire”, alors que l’autre passerait (je ne sais comment) pour un antisémitisme plus relevé. Il importe que nous comprenions dès le départ que l’antisémitisme est essentiellement une perversion de bas étage.

            L’exposé suffisant des raisons pour lesquelles il en est ainsi nous ferait sortir du cadre de l’entretien et du débat de ce matin. Je crois même que nous ne pourrions pas, dans ce cadre, poser avec assez de détermination la question : pourquoi y a-t-il contradiction entre l’antisémitisme et la pensée, telle que Heidegger enseigne à la pratiquer.

            Revenons donc à ce que nous pourrions tenter de faire ensemble. Et d’abord un mot sur la manière de nous y prendre. Pour aller vite au plus important : je me propose, quant à moi, de répondre aux questions qui vont être posées avec toute la franchise dont je serai capable. Et cela, sous votre contrôle. C’est pourquoi je vous demande de mettre à l’épreuve, c’est-à-dire de vérifier constamment cette prétention que j’affiche d’essayer de dire la vérité.

            Car le sujet est grave : au moins pour une part, il concerne en effet l’honneur d’un homme. Si vous m’avez lu, vous savez déjà que mon sentiment profond, c’est que le très malheureux et très lamentable échec de Heidegger dans son engagement politique, ne le déshonore pas. Nous pourrions essayer de voir aussi clairement que possible si ma conviction est légitime ou non.

            Mais j’aimerais que nous ne limitions pas le travail à ce thème. Plus important encore me paraît être quelque chose à quoi très peu de gens, jus­qu’ici, ont porté attention : à savoir la réflexion politique qui est implicite aux prises de positions de Heidegger en 1933. Pourquoi Heidegger s’est-il engagé ? Que voyait-il de possible avec la prise de pouvoir d’Hitler ?

            Là encore, ma conviction est que la pensée, ou plutôt le “calcul” (au sens hölderlinien du terme) que faisait Heidegger à cette époque, est irréductible à du nazisme.

            Il faut aussitôt souligner que cette irréductibilité n’est pas une excuse. Rappelons-nous ce que disait Georges Bernanos à Genève, le 12 septembre 1946, dans sa communication aux “Rencontres internationales” qui s’intitule : L’esprit européen et le monde des machines (Pléiade, Essais et Écrits de com­bat, t. II, p. 1338) :  

     «J’affirme qu’il n’y a pas d’innocents parmi les dupes, qu’on ne saurait trouver de dupe totalement irresponsable de la duperie dont il est à la fois, presque toujours, dupe et complice…»

           

Ce que je pense, c’est que, imaginant une politique possible, là où il n’y avait en fait qu’une négation radicale de la politique, Heidegger n’est évidemment pas innocent ni irresponsable. Mais aussitôt, je reviens à nous autres qui, à juste titre, nous voulons aujourd’hui les juges du “cas Heidegger” - et je demande : ne sommes-nous pas, nous aussi, dupes - dupes de quelque chose qui n’est pas le nazisme, mais qui porte des traits effrayants, et que nous ne voulons pas voir - portant à notre tour une incontestable responsabilité face à son déploiement ?

            Encore une fois, je le souligne, cette remarque réflexive n’est pas faite pour détourner l’attention de Heidegger, mais pour nous demander une bonne fois : si, tant soit peu, nous nous trouvons dans une situation analogue à celle qu’a connue Heidegger, cela ne nous commande-t-il pas d’analyser la situation de Heidegger en ne nous dispensant d’aucun examen de conscience.

            Examen, d’abord, sur les conditions de la pensée, lorsqu’elle cherche à intervenir dans la politique, ou même simplement quand elle s’efforce de juger l’engagement politique. Ce jugement n’est-il pas rendu partial par nos propres engagements ? Si oui, n’y a-t-il vraiment aucun moyen de lever cette partialité ?

            Ce n’est pas par hasard que j’ai cité tout à l’heure Georges Bernanos. Il nous offre en effet un exemple à suivre : alors que son ascendance spirituelle l’inscrit au cœur de l’héritage de droite le plus hostile à la démocratie républicaine, Bernanos est sans doute le premier à s’être aussi complètement élevé contre la “croisade” antirépublicaine du franquisme. Il n’est donc pas vrai qu’il soit impossible de se guérir de ses préventions.

            Contre Heidegger les préventions politiques se ramènent uniformément à un préjugé, à ce point tenace et assimilé qu’à peu près tout le monde risque de se rebiffer à simplement l’entendre qualifier de préjugé. Je l’énonce : Heidegger se situe politiquement à droite. Or je dis que c’est un préjugé. Heidegger ne se situe pas politiquement à droite.

            Mais voilà qui ne doit pas être précipitamment traduit comme signifiant : Heidegger se situe politiquement à gauche. Ce que je veux dire, c’est que Heidegger  se situe politiquement d’une tout autre manière que selon notre cadre de référence quasi automatique. Dois-je ajouter qu’il ne s’agit pas non plus du schéma proto-fasciste “ni droite ni gauche” qu’a mis en évidence le travail de Sternhell ? Pas plus d’ailleurs de celui dont je parle dans ma préface, et qui est la “révolution conservative” allemande.

            Peut-être y a-t-il là matière à aller vraiment loin : en direction de ce qui n’est qu’esquissé très allusivement dans les “textes politiques” qui jalonnent l’engagement politique proprement dit, vu que Heidegger envisageait à l’évidence, comme sens précis de son engagement, un très long processus d’éducation, alors que la réalité du nazisme fut un seul mouvement de mobilisation accélérée - au sens le plus étroit du terme, c’est-à-dire une précipitation vers la guerre.

 

                                                                                  François Fédier