LA PEUR DU VIDE

 

Préface à la seconde édition de De l’antisémitisme

 

Bellini, Christ bénissant (détail)

 

                        

Qu’est-ce qu’il y a avec les juifs ?

Film de Mel Gibson, sketch de Dieudonné, objurgations de Tarik Ramadan, synagogues dévastées à Djerba et Istambul, autobus kamikazés en Israël, injures récurrentes dans les écoles françaises, centres communautaires incendiés, passages à tabac sur les trottoirs, catastrophique rapport européen censuré… Bien sûr, le troublant bourbier ne date pas d’hier, mais tout semble aujourd’hui s’accélérer furieusement.

Sale cauchemar, et pas seulement au sens où l’antisémitisme est odieux – bien d’autres choses le sont. Comme dans un mauvais rêve dont l’angoisse étreint doucement, la cohérence de l’ensemble reste opaque, le scénario paraît bâclé, les fragments épars du drame n’ont qu’une frêle unité entre eux… Et en même temps tout cela possède un arrière–goût de malaise familier, la pénible sensation d’un rance revenez-y.

Comme si le chaos fomenté par la détestation des juifs à divers endroits de la planète avait, malgré tout, son sens précis...

 

 

Cette gigantesque pelote de haine ne se débrouille pas de cinquante mille manières.

La plus courante est l’antisémitisme. Selon l’antisémite, c’est bien simple, les juifs sont partout toujours la cause de tout. Ils ont martyrisé le Christ, esclavagisé les Africains, inventé le capitalisme, répandu le bolchevisme, trafiqué les chiffres morbides de leur propre extermination, spolié les Palestiniens… Aujourd’hui comme hier ils possèdent l’Argent, le Pouvoir, les Médias…, aux dernières nouvelles ils emmurent tout un peuple et bâillonnent quiconque ose remettre leur démoniaque empire en cause. Bref, s’ils sont aussi universellement haïs, c’est qu‘ils sont indéfectiblement haïssables.

Cette explication a la double vertu d’être d’une indéniable antiquité – elle a d’autant moins fait son temps qu’elle a, historiquement parlant, vomi ses plus sauvages effets –, et surtout de relever d’une logique assez primaire pour être avalisée par une cervelle de pitbull. Dans le domaine de l’instrumentalisation de masse, le discours antisémite arrache haut la main la palme de l’Intox Academy.

Mais pour qui se donne la peine de méditer la question un iota de plus que le Cromagnon de base, cette autojustification de la haine se révèle totalement hallucinatoire. C’est même précisément parce qu’ils ne sont la cause de rien de ce dont on les accuse que les juifs se voient depuis si longemps et à tant d’endroits du monde autant détestés. L’inversion paranoïaque caractérisant la logique antisémite, ses plus tenaces clichés sont de parfaites antithèses de ce que professent traditionnellement la religion, la culture et la pensée juives.

 

 

L’antisémitisme est comparable au délire de la jalousie amoureuse. Comme elle, il enfle en se nourrissant du néant des preuves de la trahison. Surchauffé à blanc à force de se gaver de vide, il aboutit au meurtre de l’objet adulé et haï pour des raisons radicalement autres que toutes celles invoquées au cours de l’hyperbolique furie. Pour s’en convaincre, les quatre tomes de l’Histoire de l’antisémitisme de mon regretté ami Léon Poliakov demeurent indépassables. Y ajouter Othello pour le rapport pervers entre jalousie, racisme et lutte de pouvoir ;  L’avenir d’une Illusion pour saisir le fonctionnement œdipien de la névrose religieuse ; le Cas Schreber pour celui de l’inversion paranoïaque ; enfin À la Recherche du temps perdu pour découvrir l’articulation minutieuse de l’antisémitisme et de la jalousie amoureuse.

Mais le plus subtil moyen de distinguer quels ingrédients font bouillonner l’immense bourbier, c’est encore la méthode originale de la pensée juive : l’harmonie du mot à mot, le fulgurant scalpel verbal, l’élucidation au laser de la moindre bribe de verset.

 

 

Le postulat de la pensée juive est le suivant : Puisque l’immense bordel de l’Histoire est né d’un Livre qui transcende le Temps, on doit pouvoir déceler par l’étude perpétuelle de ce Livre et de ses commentaires le noyau atomique du Pourquoi de la haine des juifs. Que l’antisémitisme puisse être radiographié par la pensée, voilà qui n’arrange pas les affaires de l’antisémite dont la boue spirituelle s’arrange très bien de sa turbidité. « Kein Warum ! », « il n’y a pas de pourquoi » répondit un soldat nazi à Primo Levi. C’était confondre la rose et l’horreur.  Car si la beauté est sans calcul, comme l’exprime Angelus Silésius, il y a bien un « pourquoi » synoptique du bourbier, un dénominateur commun entre les plus disparates manifestations de l’antisémitisme.

Ce dénominateur commun, c’est la peur du vide.

La cruciale question du vide, de l’invisibilité du Verbe  si on préfère – on sait que le judaïsme a inventé l’idée d’un Dieu parlant sans être vu –, et de la façon dont on s’en accommode ou pas, permet de saisir la racine du fonctionnement de l’antisémitisme. 

 

 

« J’aime mon père », répond sobrement Mel Gibson quand on lui demande son avis sur les déclarations révisionnistes de l’indigne vieillard. Quel rapport avec l’envie de se suicider du cinéaste avant sa conversion? Avec son revirement de foi fanatique ? Avec l’application narcotique à même la rétine des plus « gore » tortures du Christ ? Avec la perversité sado-maso consistant à maltraiter violemment et quotidiennement l’acteur jouant Jésus afin qu’il endosse plus concrètement la sanguinolente dépouille de son personnage…?

Réponse d’un vieux sage viennois :

« La religion serait la névrose obsessionnelle de l’humanité ; comme celle de l’enfant, elle dérive du complexe d’Œdipe, des rapports de l’enfant au père. »

Aussitôt après ces lignes essentielles écrites en 1927, Freud prévoit l’abandon global et prochain de la religion, en raison directe de la maturité croissante d’une humanité encore infantile. Légère erreur d’appréciation du génie des divans, comme on sait. Mais si nul penseur n’est sommé d’être également prophète, l’idée d’une généalogie névrotiquement perturbée œuvrant au cœur du fanatisme religieux reste positivement opératoire.

Car qu’est-ce qui rapproche Mel Gibson et un suicidaire palestinien, Dieudonné et Ramadan, ou n’importe quel Occidental et n’importe quel Arabe sur la planète? Que cela plaise ou non, leurs cultures et leurs croyances respectives sont toutes nées du Livre sacré des juifs, avant de s’élaborer en une virulente opposition – œdipienne en effet – à son encontre.

Ainsi, avant l’érection du complexe en animosité théologique, sociale, culturelle et historique, c’est à même les rivages du Verbe que la guerre gronda.

Embarrassés par le judaïsme qui les engendra – malgré eux si j’ose dire –, le christianisme et l’islam n’ont pu prospérer historiquement – autrement dit bâtir leurs immenses empires –  qu’en refoulant ce qui, en leur sein, risquait de se laisser séduire par la pratique juive du vide, l’extravagant tao talmudique, les ascensions midrachiques du sens, les loopings cabalistiques de la pensée au paradis de l’étude. Ce n’est pas que le christianisme et l’islam n’aient leurs propres édifices hautement théologiques, c’est au contraire que le judaïsme seul a su ne pas  s’abraser en une vulgate populaire accessible sans effort d’interprétation et de méditation.  Le plus sage des rabbins comme le plus sot des pratiquants sait que le premier des commandements est l’étude de la Thora. Pas la contemplation d’une bande dessinée didactique au fronton d’une cathédrale, encore moins le filmage gore du credo pour l’expurger de tout absurdum, ni la soumission à l’ivresse du par cœur sans le moindre raffinement herméneutique. 

Il ne s’agit évidemment pas ici de tracer une quelconque hiérarchie entre les trois religions du Livre, mais simplement de comprendre comment les deux plus jeunes se sont construites par rapport à leur aînée, et pourquoi elles ont laissé croître en elles une haine farouche envers celle à laquelle elles doivent l’existence.

 

 

Il y a une quinzaine d’années, Bernard Dubourg, un expert de l’Ancien et du Nouveau Testament, faisait paraître un essai révolutionnaire –  apocalyptique au sens propre – intitulé L’invention de Jésus (en deux volumes chez Gallimard). Non seulement il y confirmait les intuitions inouïes de Paul Vulliaud dans La clé traditionnelle des Évangiles et de Claude Tresmontant dans Le Christ hébreu, selon qui le Nouveau Testament fut primitivement rédigé en hébreu et seulement bien après transposé en grec, mais il déploya toute la radicalité d’une telle découverte.

Dubourg prouve par A + B – plus exactement par א + ב  – que les Évangiles, avant d’être rognés en un grec d’opérette, ont été savamment conçus en hébreu selon des critères strictement littéraires, par conséquent anhistoriques, au gré de milliers de jeux de mots dont il dévoile la saisissante raison et la logique minutieuse. « Jésus », « Paul », « Nazareth », tant d’autres personnages, lieux, maximes du Nouveau Testament sont de pures inventions verbales, à l’instar de toutes celles revendiquées de l’Ancien Testament dont l’herméneutique juive fait pour sa part ses délices depuis des siècles.

Dubourg montre et démontre indubitablement (il faut posséder au moins quelques rudiments d’hébreu pour comprendre sa démonstration) que Jésus n’a jamais eu d’existence concrète, que son nom et ses dires furent élaborés plusieurs siècles avant notre ère par de très savants sectateurs juifs (les futurs « chrétiens ») en référence cabalistique au Josué de la Bible, et que les Évangiles correspondent à la lettre près à une théorie mystique de la résurrection de Dieu et de l’accomplissement des Écritures.

 

 

Qu’on se rassure. Le christianisme  concret a su résister aux cataclysmes Renan et Darwin, il ne va pas succomber à l’extraordinaire révélation de Dubourg. L’invention de Jésus ne change rien à la foi chrétienne, à la complexe richesse du dogme ni aux grandeurs d’une civilisation étalées dans tous les musées et cathédrales du monde.

En revanche la pertinence de l’hyper-réalisme sadique qui soutient le film de Mel Gibson s’effondre de soi. Ne demeurent que de pathétiques truquages hollywoodiens galvanisés par leur propre outrance autour de laquelle toupille le délire. Si le Cinéma tient tant à en mettre plein la vue avec l’Évangile, c’est justement parce qu’il n’y a jamais rien eu à voir. Qui peut se targuer d’avoir assisté de ses yeux à la Passion, hormis un juif ou un Romain ?

La Crucifixion, écrivais-je dans De l’antisémitisme en 1994, est un pur tableau, puisqu’aucun catholique n’a jamais vu son Christ en croix ; un certain état d’hypnose horrifiée contre les juifs  vient même précisément de ne pas avoir assisté à un tel spectacle.

Traditionnellement considérés par l’Église comme les seuls et ultimes témoins historiques du Christ ­– à leur foi défendante ­–, les juifs ont ainsi été  préservés de l’éradication par les papautés successives. La subsistance d’Israël était une sorte de démonstration visible et palpable – par l’absurde en somme – de la crucifixion et de la résurrection de Jésus de Nazareth. En s’adonnant à un réalisme typiquement biaisé – ça faisait d’ailleurs longtemps qu’une conception aussi puérilement conne du Nouveau Testament n’avait été émise –, Gibson entend substituer aux témoins théoriques de la Passion une version virtuelle du témoignage. Et dans cet Évangile revisité par les effets spéciaux, ces témoins désormais obsolètes ont, on s’en doute, le plus abominable rôle. Un peu comme un simulateur de vol permet de faire l’économie d’un véritable avion pour former un pilote de chasse, le film de Gibson a la prétention revendiquée de devenir le cinquième évangile (version film d’horreur) afin que le témoignage symbolique (et donc la protection relative accordée séculairement aux juifs par l’Église) soit rendu caduc.

Quant au réalisme historique d’un Christ au corps outrageusement grimé à l’hémoglobine  comme dans le plus vulgaire des Massacre à la tronçonneuse, il  est non seulement particulièrement risible mais parfaitement hérétique. L’Eucharistie n’est pas un rite de vampire, et chacun sait que si le vin de messe est blanc, c’est parce que le miracle réitéré de la transsubstantiation ne doit rien à la vue et tout à la foi. Il suffit de comparer le ketchup kitsch de Gibson à l’élégance aristocratique du Matthieu de Pasolini, dont le beau Jésus sicilien psalmodie dans le plus mélodieux italien, pour comprendre de quel mauvais goût fondamental procède le désir de réalisme.

Enfin, que nul ne puisse visuellement témoigner de la Passion du Christ (selon la théologie chrétienne, les juifs en témoignent précisément par leur aveuglement) a entraîné en vingt siècles une autre conséquence à laquelle, consciemment ou non, le film de Mel Gibson – fidèle en cela à l’Évangile selon Hollywood – s’attaque aussi violemment : l’Art. En effet la peinture occidentale est issue de la liberté laissée à l’imagination des croyants. Des mosaïques de Ravenne aux quelques Christs de Picasso, la grâce et la beauté infinies de l’art européen ont fleuri sur le terreau tao de ce rien.

 

 

On retrouve ce double rapport au vide (détestation / création) dans l’islam, qui s’est débarrassé de la paternité du judaïsme d’une manière comparable au truquage lexical opéré sur le Nouveau Testament à l’aube du christianisme historique.

Le vide originel ici est concret, palpable en siècles de retard sur les prédications juive et chrétienne. Comment biffer cette absence, ce décalage sur la ligne de départ, cette trouée dans l’éternité théologique ? En transmutant le temps, en opérant un aller-retour dans le Livre et en déjudaïsant Abraham, « père de tous les croyants » (revoici Œdipe !), cela  dans la belle et essentielle sourate III intitulée La famille d’Imran : « Abraham n’était ni juif ni chrétien  mais il était un vrai croyant (littéralement banif, « attaché à la foi de ses pères »  en sabéen)  soumis (musulman) à Dieu. »

Abraham comme on sait est le premier des trois grands patriarches du judaïsme, père et grand-père des deux suivants, Isaac et Jacob. C’est là que l’Œdipe s’embrouille. Proprement généré par un jeu de mots (Abram, « père puissant » devient Abraham, « père d’une multitude» ou, en akkadien, « aimant le père »), Abraham est comme la paternité concentrée incarnée. Cette  paternité substantielle se caractérise symboliquement par une scission du sacrifice, Dieu substituant, en l’honneur de sa soumission (notion capitale de l’islam), l’offrande animale au meurtre de son fils Isaac. Tout  le rapport substantiel du judaïsme à la vie se noue avec le sacrifice interrompu d’Isaac. Aujourd’hui, entre cent exemples (parmi lesquels le toast juif traditionnel, « lehaïm », « à la vie ! »), on en trouve une illustration dans l’inouïe minutie des Israéliens à retrouver le moindre débris de chair humaine après un attentat, comme dans leur ténacité à récupérer chaque cadavre de soldat détenu par leurs ennemis…

Pour un juif conséquent, la Mort est l’ennemie en soi. Une fois qu’elle a opéré son ravage, il s’agit de lui disputer la moindre molécule en prévision de la résurrection des corps.

 

 

En escamotant symboliquement Abraham au judaïsme, le Coran opérait un appel d’air à même la filiation ;  l’islam et les civilisations musulmanes se contruisirent autour du vortex de vide formé par cette captation :

D’une part, le merveilleux déploiement des arts abstraits : algèbre, géométrie, astronomie, invention du hasard et du zéro (qui signifie étymologiquement « vide »), poésie mystique, sensualité de l’arabesque, sexualité spiralée des harems, prières hélicoïdales des derviches tourneurs (splendide incarnation d’une mise en rotation du vide) ou même l’étonnant rituel de circulation massive autour de l’astre noir de la Mecque, la Kaaba, réputée construite par Abraham…

Et de l’autre – un peu comme chez Mel Gibson, ou lors des crucifixions publiques aux Philippines­ – une attirance spectaculaire et proprement érotique pour le sang, le martyre et la mort. Cette attirance fut formulée de façon très nette il y a quelques années par un leader palestinien (formule reprise par Ben Laden après le 11 septembre, en substituant « Occidentaux » à « juifs ») : « Nous les musulmans aimons la mort comme vous les juifs vous aimez la vie. »

 

 

Les suicidaires palestiniens en Israël ou ceux du 11 septembre à New York participent pleinement de cette logique nihiliste. Certes ils n’ont pas inventé la méthode de l’attentat, ni la haine mortifère de l’ennemi, ni le massacre ni la boucherie ni tout ce qui caractérise l’humain commun quand ses plus perverses pulsions le dévorent. Mais l’anéantissement réciproque, autrement dit la contamination du néant pour nourrir le bourbier de la haine, cela leur est tout à fait exclusif.

Seule une méconnaissance de leur motivation profonde les a fait surnommer des « kamikazes ». Les kamikazes japonais qui se ruaient sur leurs ennemis avaient comme seul autre choix de s’abîmer en pleine mer, leurs avions ne disposant plus d’assez de combustible pour rentrer à leur base. La passion des aviateurs japonais n’était pas la mort en soi mais l’honneur à sauver, ce sens de l’honneur supposant bien entendu de ne pas craindre la mort.

Autre exemple, les ultimes combattants du ghetto de Varsovie qui se firent sauter à la grenade en feignant de se rendre aux nazis. Ils étaient eux, dans une véritable impasse, inéluctablement destinés au massacre. Leurs « suicides » furent des actes de courage désespéré.

L’attentat suicide palestinien relève par comparaison d’une profonde lâcheté (la contamination du néant contredit tout combat) enflée d’un puéril espoir libidinal (le paradis promis au martyr avec ses 70 vierges à la clé). Quand un jeune homme se fait exploser à la terrasse d’une pizzeria pleine de civils qui n’ont pas pour vocation flagrante de le massacrer, ou lorsqu’une mère brandit son bébé en se réjouissant hystériquement à l’idée qu’il sera un jour un « martyr », on entre dans cette inédite dimension du morbide nommée la peur du vide.

 

 

Que les choses soient très claires.

Lorsqu’un chrétien ou un musulman déploie en 2004 sa profonde bêtise antisémite, ce n’est pas le christianisme ni l’islam (on devrait d’ailleurs dire les islams, comme il y a des christianismes) qui s’expriment originellement à travers lui. Le vernis de la justification communautaire ne surgit qu’après coup, et c’est un mensonge. De même, l’intifada palestinienne n’est qu’un prétexte idéologique aux attentats-suicides ; ceux-ci et leur signification dépassent le contexte géopolitique du seul conflit israélo-arabe, qui débute concrètement en 1920, lors du mandat britannique sur la Palestine, avec les premières émeutes antijuives.

Ce ne sont pas non plus des fanatiques religieux qui, en 2002, ont manqué d’élire à la présidence de la République française le vulgaire chef d’un groupuscule fasciste qui n’aurait pas réuni il y a trente ans autour de sa grotesque personne plus de quinze dégénérés aux neurones rasés. Le gagman tragiquement banal Dieudonné a beau s’imaginer parler au nom de tous les Noirs et Palestiniens du globe, c’est en réalité sa paranoïa personnelle qui le ventriloquise et lui dicte ses mots d’ordre stupides. Un gamin musulman qui traite un autre élève de « sale juif » ne fait qu’exprimer la boue spirituelle de son éducation,  laquelle est strictement comparable, en dehors de toute considération culturelle ou religieuse, à la boue spirituelle d’enfants chrétiens qui prononçaient quotidiennement les mêmes phrases ordurières dans les cours de récréation d’avant-guerre.

 

 

Je fournis ici une explication du pourquoi millénaire de l’antisémitisme, en retraçant la généalogie d’une haine ayant couvé pendant plusieurs siècles sous la forme d’une profonde névrose religieuse, gangrenée d’incessantes éruptions sauvagement symptomatiques tournant, depuis toujours, à l’humiliation, à l’invective, à la spoliation, à l’exil et dans les pires moments de cette longue et sombre histoire, au pogrom. Mais la névrose n’est pas toute la religion, de même que la religiosité délirante n’est pas l’apanage exclusif de la foi monothéiste. L’athéisme a également sa part de délire fondateur : la République française plonge ses racines idéologiques dans les bains de sang de  la Terreur. Et le nazisme ne fut le fait ni de curés ni d’imams ; une part de ses influences relevait du paganisme le plus cru, et surtout d’un nihilisme de fond dépassant largement le cas de l’Allemagne entre 1933 et 1945, cas certes crucial pour comprendre le vingtième siècle, mais loin d’être isolé. Le stalinisme, le maoïsme, les divers fascismes et d’une manière plus globale le tournant pris par l’histoire moderne au vingtième siècle relève de cette emprise métaphysique de la Mort sur le monde.

Pour le dire autrement, l’idée d’Auschwitz  ne s’est pas davantage évanouie dans la nature qu’elle n’est née ex nihilo,  même si un certain rapport pervers et sclérosé au néant (la peur éprouvée du vide) en fournit le sens ultime. Pour des raisons qu’il serait trop long de décortiquer ici, Hiroshima, Nagazaki, mais aussi la moindre tentative de clonage de cellules humaines au creux d’une froide éprouvette, perpétuent l’idée d’Auschwitz. Et lorsque une vieille femme pygmée de la région de Mambasa, au Congo-Kinshasa, raconte devant une caméra comment des rebelles affiliés à Jean-Pierre Bemba l’ont forcée, à l’automne 2002, à cuire et manger le cœur de son propre mari qu’ils venaient de massacrer devant elle, on conçoit que l’idée d’Auschwitz plane aussi sur cette inédite horreur-là.

 

 

J’ai écrit De l’antisémitisme entre l’été et l’automne de l’année 1994.

Je le concluai alors par des considérations d’un pessimisme intransigeant concernant « notre sombre présent et notre plus noirâtre encore avenir » :

Personnellement je n’ai jamais souffert de l’antisémitisme. C’est aussi pour cela que je puis clairement le penser. J’ai la chance d’avoir vécu les trente premières années de ma vie dans une paix relative. Pour diverses raisons – ayant trait à la disparition inéluctable des derniers témoins de l’entreprise de destruction des juifs d’Europe ; au développement implacable de l’idolâtrie technologique ; au déferlement désormais universel de son discours ; à l’éradication génétiquement programmée de toute source de subversion littéraire ; ou simplement à l’essence de l’antisémitisme –, il me semble que cette période d’incubation va doucement sur sa fin. 

Dix années plus tard, il y a un mot de ce paragraphe que je me dois de rectifier : c’est doucement.

 

                                                                                                                                            Paris, printemps 2004