27 juin 2005
Pour répondre (en partie) au message d'Ingrao. Vos
remarques ne me semblent pas du tout dénuées de
pertinence... Simplement, il faut faire très attention
lorsque l'on cite les textes de Heidegger, dont le sens
est rarement obvie (on peut lui en faire le reproche...
Mais au nom de quoi ?)
Voilà donc : malgré ce que prétend une rumeur tenace,
Heidegger n'a JAMAIS dit que l'extermination dans les
camps, l'agriculture mécanisée et le tourisme de masse
"revenaient au même". Heidegger dit: sind das Selbe,
"sont le même", et non "sind dasselbe", "sont la
même chose". J'ai l'air de pinailler... Mais la
différence est énorme: ce que dit Heidegger, ce n'est
pas qu'il s'agit de phénomènes qui sont assimilables les
uns aux autres, mais que ce sont des phénomènes, qu'on
le veuille ou non, qui sont apparus à la même époque de
ce qu'il nomme l'histoire de l'être (car ici, das
Selbe, avec une majuscule, renvoie à cet autre
concept clef de Heidegger, das Ereignis,
l'événement de l'estre dans l'histoire de sa
dispensation). Il ne s'agit pas simplement de dire que
ces événements sont à peu près contemporains, mais (bien
plus profondément) qu'ils ont le même fondement
métaphysique, à savoir la métaphysique de la volonté de
puissance et des valeurs portées à son apogée (ce que
Heidegger nomme: le nihilisme). Dire cependant que
l'extermination a le même fondement métaphysique que la
mécanisation de l'agriculture, ce n'est cependant pas
replier celle-ci sur celle-là: l'extermination de
population entières dans des camps révèle comme nulle
autre (Heidegger le dit clairement) l'essence du
nihilisme.
Vous me pardonnerez, je l'espère, le côté quelque peu technique de ces précisions.
Pierre Teitgen
***
27 juin 2005
Bonjour à tous,
Merci tout d'abord à Jo Benchetrit. Quoiqu'il ne s'agisse pas de convaincre à tout prix, emporter la conviction par des arguments, et non du pathos facile, est la récompense du (bien modeste) professeur de philosophie que je suis.
Je me permets en outre, pour rejoindre des préoccupations développées ailleurs, d'ajouter que lorsque Heidegger parle d'agriculture mécanisée, il ne vise vraisemblablement pas d'abord les moissonneuses-batteuses-lieuses et autres engins, mais plus précisément les abattoirs comme on a pu les construire depuis le début du siècle dernier à Chicago par exemple (cf... Tintin en Amérique ! ). L'idée, c'est que d'une certaine façon, l'homme "se fait la main" sur l'animal: quand on conçoit une vache comme une usine à viande elle-même intégrable dans une usine de traitement de la viande, on est mûr, d'une certaine façon, pour tenter de faire du savon avec de la graisse humaine, de la bourre de matelas avec des cheveux, et des abat-jour avec de la peau, toutes choses qui furent faites... Je rappelle également pour mémoire que cette horreur n'est pas réductible aux seuls camps d'extermination. Sans vouloir verser dans l'anti-américanisme facile, on sait que dans les années 1950, les Etats-Unis n'ont pas été en reste quant à l'objectivation de l'homme, avec les tortures psychologiques conduisant au suicide ou à la folie des dizaines de détenus noirs - "qui sont plus faciles à trouver que des cobayes" - ou la distribution de nourriture radioactive à des malades mentaux afin de déterminer la dose mortelle à long terme... Ceci ne conduit en rien à dénier la spécificité de la Shoah, mais à dire (comme l'affirmera plus tard Arendt) que le mal n'a rien de spécifiquement allemand, que l'extermination, qu'on le veuille ou non, repose sur les fondements métaphysiques qui sont ceux de notre modernité, fondements laissés dangereusement intacts après la victoire des alliés en 1945, et à ce jour devenus pour le moins planétaires, si tant est que "le grand nihilisme européen" est bel et bien un article d'exportation.
Pierre Teitgen
***
27 juin 2005
Je me permets d'intervenir à nouveau sur ce blog (j'espère ne lasser personne), encore pour la même raison : il est toujours délicat de citer Heidegger, surtout quand on cite des cours de cette période, dont le sens est rarement obvie. J'en reviens donc à la fameuse phrase tirée du cours Introduction à la métaphysique (1935), qui parle de la "grandeur" du National-socialisme, et que Heidegger a laissée intacte dans l'édition de ce cours (qui date, je crois, de 1953), au grand scandale de certains.
1°) Premier point, donc :
pourquoi avoir maintenu cette
phrase ? Soit Heidegger était
fou, soit elle a un sens autre
que celui qu'une lecture
malveillante (et évidente) lui
prête.
Disons simplement ceci : il est
certain pour Heidegger (et bien
avant 1953), que notre temps n’a
pas d’abord besoin d’une
critique du régime hitlérien,
qui a été vaincu et dont les
atrocités sont désormais connues
de tous, même de lui (!) ; il
est plus urgent de comprendre,
pour reprendre deux expressions
de Arendt, que « la bête n’est
pas allemande », et surtout qu’«
elle n’est pas morte », qu’elle
n’a pas été anéantie avec la
défaite d’Hitler et qu’elle
demeure, en silence, tapie au
fond de chacun d’entre nous dans
la passion de l’égalité et de la
révolution, la haine de
l’argent, le culte de l’histoire
et de la volonté humaine, etc. ;
que cette bête, c’est le monde
moderne qui l’a déchaînée, que
même après l’avoir vaincue, il
faudra vivre avec la certitude
qu’elle existe et lutter à
chaque instant contre son
retour. Or, il n’est pas sûr que
la démocratie suffise à en
triompher, surtout en 1950, à
ces heures où la moitié de
l’Europe, au nom de la
démocratie elle-même (mais «
populaire », celle-là), vivait
sous la tyrannie, tandis que
l’autre connaissait la peur de
l’annihilation pure et simple.
Quel autre régime faudrait-il
alors ? Le penseur, ici, ne
peut, et sans rouerie aucune,
que se désoler de son ignorance
: il n’y a peut-être pas de
meilleure solution, il n’y en a
peut-être pas d’autre, mais elle
ne suffira jamais à résoudre le
problème, parce que le problème
n’est pas d’abord politique ; il
trouve bien plutôt sa racine
dans ce que j’ai naguère
qualifié de fondement
métaphysique de la modernité,
fondement qui sera l’objet de
toute l'attention de Heidegger à
partir des années 1935-1936.
On peut ne pas s’accorder avec cette idée ; il est pourtant
délicat de la qualifier de
nazie. Ajoutons encore une fois
qu’elle n’ôte strictement rien à
la monstruosité sans pareil du
régime hitlérien ; elle affirme
cependant qu’il ne s’est pas
imposé de nulle part, même si la
monstruosité s’y est montrée
comme nulle part et comme
jamais, puisque s’y manifeste
(comme cela ne s’est jamais
manifesté) ce que pouvait donner
l’objectivation de l’homme par
l’homme, réduit au rang de «
matière première la plus
importante », comme le disait
Hitler (phrase que cite
Heidegger et qu’il critique très
violemment dans les cours sur
Nietzsche, dans Besinnung,
mais aussi dans Überwindung
der Metaphysik, § 26, in
Vorträge und Aufsätze, pp.
87-88). La production en masse
des biens est contemporaine de
la production en masse des
cadavres : est-ce simplement un
hasard de l’histoire ? Car
enfin, les camps de la mort sont
des usines où s’achève la
destruction de l’homme non pas
simplement parce qu’on le fait
mourir, mais parce qu’il y meurt
d’une mort proprement inhumaine,
d’une mort elle-même produite en
série. Contrairement à ce que
posait encore Sein und Zeit,
même la possibilité de notre
propre mort peut nous être ôtée
: l’homme réduit à l’état
d’objet voit sa mort produite à
la chaîne, comme sont produits
les biens qui peuplent désormais
son monde — et tel est bien le
sens de la fameuse phrase des
conférences de Brême.
Cette époque où s’accomplit l’objectivation de l’existence
humaine, Heidegger la nomme :
l’ère de la Technique. La
Technique n’est pas la
"technologie"; elle n’est plus
un processus de production ou de
manufacture, elle n’a plus le
sens que pouvait lui donner par
exemple Aristote, non pas parce
qu’elle s’est industrialisée (ce
n’est absolument pas le problème
!), mais bien parce que c’est
l’homme lui-même qui s’y
considère finalement comme un
produit – le produit d’une race,
d’une appartenance biologique,
de "valeurs" dont il ne décide
pas parce qu’elles décident de
lui, terreau fécond dans lequel
s’enracinent tous les racismes
et tous les nationalismes du
sang et du sol, que ce soient
ceux de Rosenberg ou de
Gobineau. Là encore, je renvoie
aux cours sur Nietzsche, à la
critique du biologisme, de la
Weltanschauung, du
relativisme et de la
métaphysique des valeurs.
Alors, s’agit-il sérieusement de vouloir en revenir au nazisme ? Certainement pas. Pourquoi en ce cas parler de la « vérité et de la grandeur interne de ce mouvement »? Attachement viscéral au nazisme, même après guerre ? C'est l'interprétation de Faye... Reste à savoir ce qu'en 1935 déjà Heidegger entend dire par là, même de façon "cryptée".
2°) Quel pourrait alors être le
sens de cette phrase dans son
contexte historique et textuel?
Je regarde le passage en entier,
et qu’y vois-je ? « Ce qui
aujourd’hui [en 1935] est
colporté sous le nom de
philosophie du
national-socialisme, mais n’a
pas le moindre rapport avec la
vérité et la grandeur de ce
mouvement [Bewegung]
(c'est-à-dire avec la rencontre
de la technique, dans sa
dimension planétaire, et de
l’homme des temps modernes), a
choisi ces eaux troubles
appelées ‘‘valeurs’’ et
‘‘totalités’’ pour y jeter ses
filets ».
Pour comprendre cela, sans doute
faut-il là encore savoir ce que
veut dire « écrire par temps de
dictature » (Leo Strauss) :
die Bewegung, c’est bien sûr
le national-socialisme (dont
l’appellation courante, à
l’époque, était bien la suivante
: « le mouvement », sans qu’il
soit utile de préciser de quoi
et vers quoi). Mais die
Bewegung, et Heidegger s’en
explique assez dans les cours et
les textes contemporains à
celui-ci, c’est aussi pour lui (Grundbewegung)
le mouvement propre à cette
époque de l’histoire,
c'est-à-dire le nihilisme. La
vérité du national-socialisme,
c’est le nihilisme ; c’est
précisément ce qui fait sa
grandeur : le mal est désormais
connu, il apparaît enfin sans
fard et sous son vrai visage.
« Là où est le danger, croît ce
qui sauve », disait déjà
Hölderlin (vers que Heidegger
cite sans cesse à cette période,
et plus tard encore) : parce que
le mouvement de fond de la
modernité s’est enfin dévoilé
comme tel et nous a montré son
vrai visage, s’ouvre enfin une
possibilité d’action pour le
penser comme tel, et pour le
contrer (sortir du nihilisme,
c’est précisément le but de ce
que Heidegger, dans un texte
contemporain de rédaction à ce
cours, les Beiträge,
nommera l’autre commencement).
Seulement, le régime
national-socialiste comme
accomplissement du nihilisme
referme précisément la
possibilité qui nous était
ouverte : la pensée s’y enferre
plus que jamais dans la
métaphysique des valeurs et le
culte de la volonté de
puissance, rendant par là même
impossible, et pour longtemps
encore, toute tentative
d’échappée belle.
Peut-on alors reprocher à Heidegger, en 1935, de ne pas avoir dit ces choses clairement ? Du moins ces paroles étaient-elles parfaitement comprises de ceux à qui elles étaient destinées, à savoir ses élèves de l’époque ; et Heidegger d’ajouter, dans l’interview du Spiegel, « Peu m’importait que les imbécile, les mouchards et les espions comprissent autre chose ».
Pierre Teitgen
***
3 juillet 2005
Bonjour à tous.
Deux réponses, à la
suite de deux
messages.
1°) Pour Anatole. Au risque de me répéter (puisque ceci a
déjà été ici l'objet
d'un message
précédent),
Heidegger n'a JAMAIS
"comparé" l'abattage
des animaux et la
Shoah, encore moins
pour dire qu'il ne
s'agissait là que
"du pareil au même".
Comme je l'ai déjà
dit, il y a
une différence
entre "sind
das Selbe"
(tournure TRES
étrange en allemand)
et l'expression
qu'on aurait
attendue, et que
Heidegger n'emploie
justement pas, "sind
dasselbe".
Sind dasselbe:
sont la même chose,
sont du pareil au
même. Sind das
Selbe: sont le
Même, c'est-à-dire
ressortissent à la
même époque de
l'histoire de
l'estre, à savoir le
nihilisme. Il ne
s'agit certes pas de
dire que c'est au
fond la même chose,
mais que ces
événements (certains
infiniment plus
graves que d'autres)
sont apparus à une
même époque de
l'histoire, et
surtout à partir du
même fondement
métaphysique. On a
suffisamment
reproché à Heidegger
de porter trop son
attention sur
l'être-envers-la-mort...
pour ne pas lui
faire le reproche
inverse. Je renvoie
ici encore au texte
des conférences de
Brême: dans cette
vaste entreprise
d'objectivation de
l'homme qui
caractérise notre
modernité, il y
avait encore quelque
chose qui résistait
: ma mort, qui est
toujours mienne et
seulement mienne.
Les camps
d'extermination ont
ôté à l'homme
jusqu'à la
possibilité de sa
propre mort,
laquelle est
rigoureusement
parlant devenue
inhumaine, produite
en série comme les
usines produisent
des objets.
2°) A M. Bel.
Décidément, les partisans de Faye-le-calomnié ne sont
eux-mêmes pas avares
de calomnies. En ce
qui concerne M. Bel,
les insultes
proférées ailleurs
par lui à mon égard,
les commentaires
d'une extrême
grossièreté qu'il
fait ici sur Vincent
Carraud n'appellent
peut-être pas autre
chose que du mépris.
Je suis pourtant
certain que leur
auteur vaut
infiniment mieux que
cela : puisque M.
Bel se targue d'une
culture
philosophique
d'importance, qu'il
use donc d'arguments
au lieu
d'invectives, qu'il
produise des textes
de Heidegger — nous
verrons si
l'interprétation
qu'il en fait
résiste à l'examen.
Sachant que certains ne comprennent pas Heidegger comme je le comprends, je suis tout à fait prêt, pour ma part, à discuter posément de tout cela avec lui, comme avec quiconque... à condition (a minima!) qu'il s'agisse bel et bien d'une discussion, et pas d'un échange d'insultes par ordinateur interposé. Je trouve ainsi regrettable, pour ne pas dire plus, de faire passer tous ceux qui ne partagent pas son interprétation pour des crétins qui n'ont pas lu les textes, ou qui n'y ont rien compris, voire pour des individus suspects des plus honteuses collusions... sans JAMAIS produire soi-même d'interprétations, et en se réfugiant toujours in fine dans des arguments ad hominem (Dois-je le dire? Au point où en sont les choses, peut-être : je n'ai pour ma part aucune sympathie pour la barbarie nazie, à laquelle ma famille a payé, peut-être plus que d'autres, un lourd tribut; pourtant, je lis Heidegger et j'y consacre la majeure partie de mes recherches. Par aveuglement? L'argument est imparable — je ne m'échinerai d'ailleurs même pas à tenter de le parer.)
Pierre Teitgen
***
Bonjour à tous.
Je constate qu'après avoir voué tous ceux qui n'étaient pas de son avis au "palmarès des abrutis" (sic); suspecté Vincent Carraud de sombres manoeuvres et d'une appartenance à une "internationale noire" du catholicisme le plus rétrograde (et donc toujours suspecté de sympathie pro-nazie), après avoir déversé des tombereaux d'injures, de propos où la seule malveillance servait d'argument, après avoir suspecté également que je m'inclinais "devant la statue du commandeur Heidegger" (re-sic), Monsieur Bel affirme sans rire : "Je n'ai jamais proféré insultes ni calomnies envers qui que ce soit".
Nous n'avons pas, sans doute, la même définition et de l'injure, et de la calomnie. Dont acte.
Monsieur Bel cite ensuite "l'érudition impeccable et la probité sans faille" d'E. Faye. On a les maîtres qu'on peut. Quant aux textes demandés, aux arguments à fournir, toujours rien. Heidegger est cependant par vous accusé d'être la cause (rien de moins) "de la mort de plus de six millions de juifs et de la deuxième guerre mondiale". Je passe sur la finesse de l'inculpation... pour encore une fois demander des preuves, i.e. des textes de Heidegger qui permettraient de lui faire porter une aussi écrasante responsabilité — laquelle, hors de toute polémique, me semble supputer largement à la hausse les pouvoirs de la philosophie sur notre temps, quand bien même se fût-il agi de la "non philosophie de Heidegger", comme vous dites.
Je conçois qu'aux yeux de Monsieur Bel, l'Université française se soit gravement compromise — à part "trois ou quatre" professeurs, selon ses dires —, puisqu'elle s'obstine envers et contre tout à enseigner Heidegger. Un homme honnête pourrait alors à tout le moins envisager, même un instant, la possibilité que finalement tous aient raison et lui tort (ne serait-ce que pour écouter les arguments de l'adversaire). Que nenni ! Il ne s'agit là que d'un complot généralisé destiné à taire la vérité dont il est le prophète...
Nous sommes cependant un certain nombre, y compris sur ce blog (et jusqu'à Monsieur Bel lui-même, si j'ai bien compris), dont les familles ont assez payé le prix de ce genre d'arguments, qui a été une pièce maîtresse de l'antisémitisme depuis plus d'un siècle... et dont le national-socialisme a fait ses choux gras. Décidément, la "nazification" de la pensée n'est peut-être pas où on la pense.
Au lieu donc de disqualifier toute parole qui n'entrerait pas en consonnance avec la vôtre en décelant derrière elle les pires intentions de leur auteur, au lieu de suspecter partout la malveillance, le complot, ou tout simplement la sottise, faites-moi donc l'aumône du bon sens et de la probité. Produisez des arguments et des textes, tâchez de me convaincre au lieu de m'insulter — je ne suis, quant à moi, pas hostile du tout à un échange, fût-il long.
Quant aux arguments
à même de "démonter"
l'imprudent
bricolage d'E. Faye,
je me permets ici de
renvoyer à
l'excellent texte de
Gérard Guest et
publié sur ce site
http://parolesdesjours.free.fr/
PS. Je relis le cours sur Schelling. Comme je n'y vois rien de particulièrement monstrueux, auriez-vous la bonté de m'indiquer quel passage au juste a déchaîné ainsi votre colère?
Pierre Teitgen
***
4 juillet 2005
Bonjour à tous.
Ce message s'adresse à M. Bel, mais aussi à tous ceux que la question intéresse. Concernant spécifiquement M. Bel, et quoi qu'il en soit du fond, je suis ravi que nous en venions effectivement sur un terrain où des arguments peuvent être présentés et réfutés. Reste cependant, nous l'aurons tous compris, une irréductible différence dans la façon d'interpréter les textes.
Je prends donc le
passage que vous
citez des Hymnes
de Hölderlin (p.
46): "De cet habitat
les hommes, un
peuple peuvent être
expulsés, mais même
en ce cas, les
hommes sont".
Ce passage,
dites-vous, fait
référence à
l'exclusion des
juifs. Ah bon? Je
veux bien... Mais
même à admettre
cette interprétation
peu évidente,
qu'est-ce que
Heidegger dirait
alors? Que la poésie
n'est en aucun cas
un "fait culturel"
réductible à la
"vision du monde"
d'un peuple; bien au
contraire, ce n'est
pas sa culture qui
définit un peuple,
mais la façon dont
il s'expose par la
parole à l'être,
i.e. la poésie.
On mesure la
difficulté qu'il y a
à faire de cette
thèse quelque chose
de profondément
nazi... puisqu'elle
conduit Heidegger à
affirmer que la
politique (tout
comme la culture)
est impuissante à
définir ce qui fait
d'un peuple un
peuple. Admettons
maintenant votre
lecture, selon
laquelle le peuple
qui serait exclu de
sa propre manière
poétique d'habiter
le monde, soit le
"peuple juif"...
Mais alors "même en
ce cas les hommes
sont, le peuple est
encore"... Ce que je
lis, si votre
interprétation est
la bonne (ce qui ne
veut pas dire que je
la partage), c'est
que même si les
juifs sont exclus
par le pouvoir
politique de leur
manière poétique
d'habiter le monde,
ils demeurent de
façon inaltérable
"un peuple" et des
"hommes".
Vous renvoyez ensuite à la page 50 de ce même cours. Qu'y
lis-je? "Dans un
véritable cours de
philosophie, par
exemple, l'important
n'est pas ce qui est
directement dit,
mais ce qui, dans ce
dire, est réservé au
silence. C'est
pourquoi il est
facile d'écouter des
cours de philosophie
et de les prendre en
note tout en les
entendant à
contresens".
Qu'est-ce que
Heidegger pourrait
"taire" d'essentiel
dans ses cours ? Sa
haine des juifs?
Mais n'était-ce pas
l'époque de
l'histoire où il
était de bon ton de
s'en vanter? Que
faire, à cette même
page 50, de la
critique acerbe (et
qui la tourne en
ridicule) de ce
qu'est devenue la
philosophie
allemande nazifiée,
rebaptisée pour
l'occasion "science
organiquement
populaire"
("N'importe quel
petit-bourgeois
comprend cela, et
puisqu'il le
comprend, c'est que
c'est juste, et tout
cela s'intitule
désormais "science
organiquement
populaire""). N'y
a-t-il pas là au
contraire une
critique virulente
de tout principe "völkisch"
selon laquelle
n'importe quel
préjugé, pourvu
qu'il fût ancien,
devient l'expression
sacrée de "l'âme du
peuple"?
Je cite le passage dont vous vous indignez — et laisse chacun
seul juge: "Si un
tel saccage de toute
pensée authentique
restait sans
prolongements, tout
serait en ordre. Car
seul celui qui ne
comprend pas
l'authentique peut
s'étonner, voire
s'indigner de cette
méprise inévitable.
L'étonnement, voire
l'effroi, est aussi
déplacé ici que si
quelqu'un, devant
une superbe ferme,
se scandalisait de
la présence à côté
d'elle d'une
respectable fosse à
fumier. Que serait
une ferme sans
fumier? "
Pour vous, selon
toute vraisemblance,
"authentique" =
allemand et le tas
de fumier = les
juifs. Je veux
bien... Mais ce
n'est pourtant PAS
ce que dit le texte
! Ici, et assez
clairement, le
"fumier", c'est le
"saccage de la
pensée authentique",
à savoir précisément
"la science
organiquement
populaire", ie la
"philosophie" et la
"poésie"
nationale-socialistes.
Je ne renvoie pas au
sens du terme
"authentique" chez
Heidegger, lequel
n'a JAMAIS eu
d'autre
signification
première que MORALE
(est authentique ce
dont je puis
répondre en propre.
Une fois n'est pas
coutume, je renvoie
sur ce point à mon
article paru chez
Ellipses dans le
recueil sur la
propriété, le propre
et l'appropriation).
Le "saccage de la
pensée authentique",
c'est précisément
cette idéologie
selon laquelle la
poésie serait un
fait culturel
porteur de la vision
du monde d'un
peuple... S'il ne
s'agissait que de
cela (ce qui n'est
justement PAS le
cas), "tout serait
en ordre", i.e.
les dégâts seraient
encore limités...
Mais si c'est
poétiquement qu'un
peuple habite la
terre, réduire la
poésie à une
expression
culturelle et à une
vision du monde,
c'est réduire le
peuple lui-même... à
sa "race", à son
"sang" et à son
"sol" — réduction
dont Heidegger voit
parfaitement le
caractère
catastrophique dès
1934 (GA 36/37, pp
262 - 263).
On comprend donc que ce "saccage" n'est pas resté sans
prolongements, au
contraire: en
faisant de la poésie
de Hölderlin
l'expression d'une
"vision du monde"
proprement
"allemande", le
nazisme n'a pas
simplement saccagé
Hölderlin, il a
saccagé le peuple
allemand lui-même —
et cela, "seul celui
qui ne comprend pas
l'authentique peut
s'étonner voire
s'indigner de cette
mécompréhension
inévitable". Seul
celui qui ne
comprend pas
l'authentique,
c'est-à-dire:
l'adepte de
l'idéologie
völkisch que
n'est JUSTEMENT pas
Heidegger, qui pour
le coup et quant à
lui s'en indigne
suffisamment
clairement ! Ce
qu'est devenu le
peuple allemand au
regard de ce qu'il
aurait pu être ne
peut QUE susciter
"l'étonnement, voire
l'effroi" (je songe
ici aux Nouvelles
conversations avec
Eckermann... Du
camp de Buchenwald,
on peut voir Weimar,
la ville de Goethe
et Schiller); mais
cette
mécompréhension de
l'essence de la
poésie, et par
là-même de l'essence
du peuple, était nul
doute "inévitable",
au vu des fondements
métaphysiques du
national-socialisme:
le nazisme a eu, par
un genre de
terrifiante justice
immanente, une
poésie à sa mesure,
et le seul peuple
dont il était digne
— un peuple
"biologiquement
défini", qui au nom
d'un "enracinement "
dans un "sol" a
détruit toute poésie
et toute culture
authentique.
Je pourrais reprendre d'égale façon ce que vous dites des cours sur Nietzsche... Qui dès 1935 est bel et bien pour Heidegger celui qui ACHEVE (et de quelle magistrale façon) la métaphysique en la portant à son comble. Mais la volonté de puissance comme achèvement de la métaphysique porte cependant un autre nom chez Heidegger : le nihilisme; cf. là-dessus Metaphysik und Nihilismus (GA 67). Certes, c'est pour l'arracher à ses interprètes nazis que Heidegger parle de Nietzsche; mais c'est aussi pour montrer ce qui se révèle déjà dans Nietzsche, à savoir effectivement la possibilité de l'anéantissement pur et simple... Possibilité (faut-il le dire? ) que Heidegger n'appelle pas précisément de ses voeux!
P. Teitgen
P.S. A Monsieur Bel. Vous n'avez nullement à me poursuivre, au reste je ne me cache pas. Il me semble que si l'un de nous deux essaime de site en site, et abandonne la partie dès qu'il a affaire à forte partie (cf. le précédent blog d'Assouline), ce n'est pas moi.
Pierre Teitgen
P.P.S. Je relis le
message de M. Bel,
et décidément
quelque chose ne
passe pas, outre
notre profonde
divergence de fond.
Je cite M. Bel qui justifie ainsi la décision de Vincent
Carraud, président
du jury de
l'Agrégation de
Philosophie (et
spécialiste de...
Pascal et Descartes,
d'une autre
envergure même qu'un
certain E. Faye!)
d'avoir maintenu
Heidegger à l'écrit
de l'Agrégation:
"Compte tenu de l'attrait [que Heidegger] exerce sur les
milieux catholiques
et notamment sur les
autorités
religieuses au plus
haut niveau, il ne
lui reste plus qu'à
proposer
d'outre-tombe,
l'introduction de
son enseignement au
Vatican dans le
Nouveau catéchisme
du Salut chrétien.
Il sera désormais
facile à quelque
fervent de
"Communio" ou de
Saint Bonaventure de
demander sa
béatification".
M. Bel ajoute, dans un autre message:
"Ceci étant dit, je n'ai rien dit d'offensant pour Monsieur
Carraud sauf à
considérer que
l'expression de la
réalité l'est,
auquel cas nous
n'avons rien à faire
ensemble. "
Si vous ne voyez pas l'insulte, je crains, effectivement, "que nous n'ayons rien à faire ensemble". Carraud est catholique, donc fasciné par Heidegger. Ce qu'il fait n'est qu'un symptome de ce qu'il est. Toute l'intelligensia catholique est heideggerienne, pour des raisons d'ailleurs soit intéressées, soit irrationnelles — pour des raisons d'essence. Tous les spécialistes de Heidegger qui protestent contre les contresens manifestes de Faye sont des fanatiques — c'est parce qu'ils sont fanatiques qu'ils protestent. La circularité de l'argument et sa dangereuse universalisation, pour ma part, me donnent la nausée. Tous les juifs sont des voleurs. Tous les Allemands sont antisémites. Les Chinois (c'est bien connu) sont fourbes et cruels... Notre être ne dépend pas de nous, mais d'une essence sur laquelle l'individu n'a pas de prise... Idéologie qui a (dois-je le rappeler) fait des ravages sous le nom...de "Sang et sol" !
Décidément, encore,
la "nazification des
esprits" n'est pas
là où l'on pense.
Pierre Teitgen
***
En réponse à deux messages de Mme Benchetrit
1°) En ce qui concerne les animaux: ce que je pense de la question n'a pas, je crois, sa place ici. Je me suis toujours borné à tenter d'expliciter ce que Heidegger, lui, disait. Il y a une pensée de l'animal fort complexe chez Heidegger (je vous recommande sur ce point les Concepts fondamentaux de la métaphysique). Disons que pour Heidegger, il y a une différence essentielle entre la mort d'un homme et la mort d'un animal — ce qui ne veut pas dire qu'on puisse faire crever les animaux comme on veut, ou comme on juge rentable de le faire. Donner des droits à ce qui ne peut pas en réclamer, c'est bien au contraire la marque de la grandeur humaine — ce qui fait, au sens propre, sa MANSUETUDE (masuetudo: donner à manger dans la main, i.e. apprivoiser). Quant à ce que vous dites de l'animalisation du juif qui devient par là même exterminable, je m'accorde parfaitement avec vous sur ce point.
2°) Contrairement à ce que certains tentent de faire accroire, le "tas de fumier" dont il est question dans le commentaire de l'hymne de Hölderlin, ce n'est ni les juifs, ni les tas de cendre des fours crématoires — pardon si je répète un précédent message, il est vrai trop long et par trop "technique". Lisez le texte... Vous verrez que le fumier, c'est "la science organiquement populaire", c'est-à-dire... l'enseignement national-socialiste tel qu'il est prodigué à l'université ! Le texte de Heidegger est PARFAITEMENT clair et ne laisse pas planer la moindre ambiguïté... Au point qu'il faut une dose de mauvaise foi (ou de malveillance) telle qu'elle me laisse pantois pour y voir autre chose. Je permets de renvoyer sur ce point à mon message du 4 juillet.
En m'excusant auprès de Mme Benchetrit de ne pas lui avoir répondu plus tôt (il y a beaucoup de choses auxquelles je me dois de répondre en ce moment !)
Pierre Teitgen